Une randonnée en compagnie d’un émule du capitaine Kirk

Cet article est le prolongement du précédent.

Nous sommes cinq à louer un chalet dans les Laurentides pour la saison hivernale. Deux filles sont mes amies. Je ne connais pas les deux gars qui travaillent avec l’une d’entre elles. Aujourd’hui, il fait un froid sibérien, mais nous avons quand même décidé de faire une randonnée en ski de fond d’environ vingt-cinq kilomètres. Lorsque les températures sont très froides, l’habillement est critique. Ce n’était pas du tout une course, nous devions donc adapter notre vitesse à la personne la plus lente. En conséquence, brûlant moins de calories, des vêtements plus chauds sont requis, sans pour autant ressembler à des ours polaires. Les fondeurs inexpérimentés choisissent cette option lorsqu’il fait très froid. Ainsi emmitouflés, ils suent abondamment pour ensuite geler dans leur sueur. Mais l’inverse est encore plus problématique puisqu’un habillement insuffisamment chaud occasionne l’incapacité à conserver une température corporelle adéquate, entrainant potentiellement une dangereuse hypothermie. L’idée est d’apporter un sac à dos avec une pelure plus chaude à enfiler au moment des pauses et de l’enlever lorsque le corps dégage suffisamment de chaleur pour s’en passer. C’est peut-être embêtant d’arrêter souvent, mais la sécurité et le bien-être de tous prévalent lorsque la météo nous défie.

Le plus hardi des deux gars, que j’appellerai Michel, s’est vêtu plutôt légèrement et je crains qu’il le regrette, mais ma recommandation a engendré un ultimatum à l’effet de me mêler de mes oignons. Je n’ai plus qu’à me la fermer et observer la tournure des événements. Le fartage terminé, on s’élance sur une piste sans grands dénivelés afin d’accommoder les skieurs les moins expérimentés.

Nous avalons quelques kilomètres et je vois Michel s’impatienter de ne pas pousser la machine comme il l’espère, car il grelotte très certainement. Cependant, l’orgueil étant l’autre grande qualité des capitaines Kirk, il n’avouera jamais les conséquences de son entêtement précédent.

J’aimerais que sa situation m’indiffère, mais je garde un œil inquiet sur son état. Lui et moi savons la discussion que nous avons eue, mais succomber à la tentation de jouer du tournevis au fond d’une plaie purulente, même si le désir est puissant, est une réaction inappropriée dans l’immédiat. Il a amplement mérité son sort et pour l’instant, je me retiens d’en faire état. Mais chez les Kirk, ce fameux orgueil est un sentiment très persistant. Même après une idiotie, Michel se refuse encore à accepter tout sens commun, car l’aventure ne fait que commencer.

La piste mène à une rivière qu’il faut traverser pour poursuivre notre route. Au cœur d’un hiver bien québécois, traverser des cours d’eau reste une action délicate, car les rivières peuvent nous réserver des surprises à cause des courants camouflés sous les neiges. Il faut donc bien l’observer avant de la traverser, même lorsqu’il fait -30 °C. L’épaisseur de la couche neigeuse est importante, nous empêchant de jauger celle de la glace sous-jacente. En amont à notre droite, la neige ne montre aucune aspérité qu’aurait causée la présence d’un rocher ou un tronc d’arbre. En aval, par contre, malgré l’épaisse couche blanche, on distingue très nettement un bombement indiquant la présence d’un gros rocher au centre de la rivière. Tout juste en amont de l’obstacle, des tourbillons d’eau refluent et amincissent la glace. Il faut impérativement garder ses distances et adopter une ligne de trajet éloignée de ce rocher. J’avise donc mes partenaires du constat de la situation. Je leur propose également de traverser seul, plus en amont afin de jauger le niveau de danger. Ils pourront suivre mes traces si tout se passe bien et si aucun bruit ou renfoncement suspects ne sont survenus durant la traversée.

J’aurais dû m’y attendre, Michel décide en silence de faire exactement le contraire puisque les Kirk ne prennent jamais l’avis des autres. Au contraire, tout ce qui ressemble de près ou de loin à une directive, ils aiment la défier systématiquement. Il choisit donc de passer tout juste en amont du rocher, exactement là où le danger est le plus grand. Et ce qui doit arriver arrive. La glace cède tout bonnement sous son poids. Heureusement, ses réflexes sont plus intelligents que son raisonnement et il projette son corps vers l’avant, l’empêchant d’être totalement englouti. Le résultat est qu’il se retrouve quand même submergé jusqu’à la taille et incapable d’extirper ses skis maintenant pris sous la glace.

J’avoue qu’à cet instant, j’ai fantasmé à l’idée de le laisser poireauter dans l’eau glacée, car sa fronde nous met maintenant tous en danger. Quelqu’un doit s’en approcher afin de le secourir, et cette personne, ironiquement, je savais que ce doit être moi. Il est important qu’en tentant un sauvetage, la personne connaisse comment s’y prendre et garde son calme, quoi qu’il arrive. J’ai toujours préféré prendre l’initiative plutôt que de laisser une autre personne risquer une manœuvre qui s’avèrerait au bout du compte plus néfaste et qu’il faille secourir deux individus plutôt qu’un. Évidemment, le pire peut également m’arriver puisque je dois me rapprocher suffisamment de lui pour le déprendre de sa fâcheuse situation.

Je retire mes skis en m’allongeant sur eux en guise de luge improvisée. Je me rapproche perpendiculairement afin de rester sur la glace plus épaisse, suffisamment loin du rocher et des tourbillons. Il patauge pour tenter de libérer ses jambes, mais il ne fait que fragiliser encore plus la glace retenant le haut de son corps. Je sais par contre que lui demander de ne plus gigoter comme une crevette créerait l’effet inverse. Je me contente de lui demander de lever sa jambe droite le plus haut possible afin que je puisse atteindre sa fixation.

Mais plusieurs facteurs concourants la maintiennent hors de ma portée. Je parviens à toucher son ski avec un bras immergé jusqu’à l’épaule, mais mes doigts ne trouvent pas le déclencheur. Il est difficile à l’aveugle de savoir si les doigts touchent le ski devant ou derrière la fixation. Je ne veux pas m’attarder plus longtemps que nécessaire, car j’ignore toujours l’état de la glace sous mon poids, mais déclarer forfait obligerait quelqu’un d’autre à tenter la manœuvre. Si je suis incapable de toucher la fixation, je ne vois pas pourquoi un autre y parviendrait.

Je m’étire pour enfoncer mon bras le plus loin possible sous l’eau jusqu’à sentir mon oreille toucher la surface liquide. Rien. Puis, c’est au tour de ma joue. Encore rien. En désespoir de cause, je pousse jusqu’à ce que ma bouche et mon nez s’obstruent. J’espère très fort de ne pas avoir à immerger ma tête complète dans cette eau glacée où la perte de la chaleur corporelle est considérablement accélérée. J’atteins finalement la fixation et la déclenche avant que mes doigts soient totalement paralysés par le froid. Mon autre bras capture et lance le ski plus loin. Retirer le second ski s’avère plus aisé, une fois que mes doigts ont assimilé la manière d’exécuter la manœuvre. Michel rampe ensuite jusqu’à la berge avec interdiction de se lever. Bon, s’il s’était encore rebiffé, il aurait amplement mérité de perdre pour de bon son droit à la procréation. Agir stupidement en rafale, simplement dans le but de jouer au rebelle, c’est également narguer la mort et à ce jeu, elle finit toujours par gagner. Il avait heureusement compris avoir atteint son compte de conneries pour la journée.

L’émersion réussie, il reste maintenant à gérer ses conséquences. Ce froid cinglant allié à nos vêtements détrempés devient notre pire ennemi. La seule solution réside à skier vite afin d’atteindre une auberge marquée sur notre carte, mais elle se situe quand même à plus d’une dizaine de kilomètres de notre position actuelle. Malheureusement, nous devons séparer notre groupe pour privilégier la vitesse. Je déteste scinder ainsi un groupe, surtout dans ces conditions glaciales où les autres skieurs se font rares sur les sentiers. Un incident en entraine souvent d’autres et par grand froid, la gravité des problèmes décuple.

J’ai prodigué quelques conseils en enjoignant à mes amies de skier le plus calmement possible et de bien suivre l’itinéraire indiqué sur la carte. Mais malgré ces précautions, je ressentais de l’amertume à l’idée de les laisser derrière. Le seul des trois gars toujours au sec prend la commande de notre trio, puisque ses idées ne sont pas perverties par des vêtements détrempés, gelant la peau. De plus, en laissant la carte aux deux filles, nous devons nous diriger à l’à-peu-près, ce qui constitue un autre défi à relever, car il est hors de question de se tromper d’itinéraire. Nous devons atteindre l’auberge le plus tôt possible.

Je m’attends à être frigorifié en peu de temps, mais grâce à une dépense énergétique soutenue, le corps dégage suffisamment de chaleur pour repousser en partie le froid. Mais pour combien de temps ? Nous maintenons le rythme jusqu’à l’auberge, heureusement sans subir d’autres mésaventures. L’élément agréable de cet épisode est le moment où on se sèche tout près d’un bon feu de foyer avec un café bien chaud au creux des mains.

Je n’ai jamais reparlé de cet épisode avec Michel. Il ne m’a jamais remercié de l’avoir aidé. Avec ce genre d’individu, on n’obtient jamais de gratitude puisque ce serait avouer des erreurs de jugement. Il a toujours quelque chose à prouver, même à ceux qui n’en demandent pas tant. Cette recherche de l’amour ou de l’appréciation des autres, cette obnubilation pour le flamboiement, sans égards aux dangers qui rejaillissent sur leur entourage, ce type de comportement irréfléchi et surtout très égoïste m’a toujours causé beaucoup de perplexité, car il ne semble pas exister de solutions permettant de neutraliser leurs effets dommageables. Même une fois démasqué, il continue ce petit jeu d’arrogance qui le fait inévitablement passer pour un idiot.

J’ai laissé tomber l’air et les propos condescendants ou brutaux lorsque nous nous sommes retrouvés au chalet. J’ai préféré garder le silence, un silence d’autant plus lourd qu’il infantilise encore plus que des remontrances. On se met en colère contre quelqu’un qui aurait dû éviter ces imprudences. On se tait avec les abrutis incapables de distinguer le danger de la sécurité. Mon silence fut donc ma douce revanche.

Mettre son entourage en danger par des témérités absurdes et inutiles est représentatif d’un comportement à la capitaine Kirk. Pour toute personne malchanceuse ou ignorante du danger que représentent ces gens, dès qu’ils sont démasqués, le mot d’ordre se résume simplement. Fuis !

Photo: sepaq.com