L’espoir d’un monde meilleur

J’ai souvent écrit des articles mentionnant les bernaches qui viennent nicher sur le bord de la Rivière-des-Prairies dans le nord de Montréal.

Tears are eternal

Il y a quelques semaines, plus aucune activité, les bernaches restaient invisibles, on était dans le dernier droit vers l’éclosion des œufs. Et voilà que la semaine dernière, toute la marmaille était présente pour un pique-nique préestival. Les oisons, tous groupés et entourés par les adultes goûtaient à l’herbe tendre. Aujourd’hui, les petits ont déjà pris du poids et du volume comme le montre la photo suivante.

Je fus subitement stoppé par le troupeau qui occupait la totalité de la largeur du sentier et bien plus encore. Je devais décider entre attendre qu’elles le traversent, continuer en les faisant un peu fuir ou les contourner. J’ai décidé de prendre vers la droite et longer la rivière, là où il y avait le moins de volatiles.

Soudain, je vois un oison couché sur le dos, les pattes branlantes, comme s’il trépassait. Deux bernaches adultes sont près du petit, elles ne font rien que de le regarder. Puis elles s’en détachent, comme si rien n’avait d’importance. Elles poursuivent leur marche vers les autres jeunes. J’ai pensé que le petit était encore vivant, alors j’ai attendu, juste au cas, il pourrait être malade ou blessé. Mais l’oison ne bouge plus.

Subitement, ses pattes se remettent à gigoter. Il est couché sur le dos et enfin je comprends ce qui lui arrive. Il est tombé dans une toute petite dépression de terrain, juste à ses dimensions, suffisante pour l’empêcher de se remettre sur le ventre. Il se débattait peut-être depuis un bon bout de temps et son immobilité devait être due à son épuisement.

Je me rapproche, il reprend son immobilité, la tête projetée vers l’arrière, il parait vraiment mort ou à l’article de la mort. Je ne veux pas y toucher avec mes mains au cas où il serait malade. Je me saisis d’une branche au sol et je le pousse en tentant de le faire rouler sur le ventre. Deux bernaches mécontentes se rapprochent de moi en me lançant de petits cris étouffés. Elles ne sont pas vraiment agressives, mais elles me préviennent de faire gaffe. Je leur parle en leur disant que je dois aider le petit. Elles finissent par me tourner le dos et me laisser faire sans plus intervenir. Je refais une tentative pour faire sortir l’oison de son trou. Et, ça y est ! Je réussis. Le petit se remet enfin sur ses pattes.

Je suis content, je reprends ma promenade. Je remarque qu’un passant a tout filmé tandis que moi, trop préoccupé par le bien-être de l’oison, je n’ai rien de tout cela à vous montrer. Qu’importe, puisque le petit s’en est sorti.

Je n’ai pas pu m’empêcher d’essayer de comprendre les oies adultes qui semblaient très peu enclines à aider le petit. Elles semblaient toutes prêtes à l’abandonner à son triste sort. Bien qu’il m’ait semblé plus maigrichon que les autres, était-ce la réalité ? Peut-être qu’il s’agit du dernier à avoir éclos. Peut-être qu’il est toujours empêtré quelque part. Peut-être qu’il ne verra pas l’automne. Je n’en sais strictement rien. Je sais simplement qu’il était un bébé en détresse et que je devais faire quelque chose pour l’aider, comme pour n’importe lequel des bébés sur cette Terre, puisqu’ils représentent tous l’espoir d’un monde meilleur.

Je t’ai crue en crue

À l’instar de la rivière, le noyé coule vers d’insondables lointains.

Début mai, les eaux de la Rivière-des-Prairies gonflent sans vraiment présumer des conséquences exactes. D’année en année, son niveau fluctue entre la bénignité et la catastrophe. Encouragé par la fonte des précipitations accumulées durant l’hiver, le cours d’eau s’enorgueillit parfois au-delà de la bienséance.

Journey’s End

Cette année, les berges et les terrains riverains souffrent peu de ses écarts annuels. Ils ont juste été suffisamment inondés pour entasser toutes sortes de débris naturels ou anthropiques. Troncs, branches, branchages et copeaux mêlés de bidons, gobelets, masques et autres débris les accompagnent, le tout gisant en amas à la limite de la crue des eaux. La proportion des uns et des autres donne un aperçu de la négligence humaine.

Les bernaches sont de plus en plus nombreuses à s’entasser sur les rives qui ont vécu le ravage causé par les blocs de glace des embâcles. Ces chevaux-blancs ont maintenant abandonné les lieux pour se consumer en direction de la mer, laissant le champ libre aux majestés ailées.

La plupart des promeneurs ont compris l’importance de ne pas nourrir les oiseaux. Ils les observent à distance malgré la fâcheuse habitude des volatiles à envahir le parc pour se nourrir alors qu’il existe une multitude de terrains à l’état sauvage en mesure de leur offrir herbe, sécurité et tranquillité. Mais les bernaches elles aussi préfèrent se pavaner. Les femelles se préparent à pondre dans un nid construit à même le sol et parfois situé un peu trop près du passage des humains et de leur chien. Mais qui sommes-nous pour juger ce comportement téméraire alors que nous nous établissons au pied des volcans ?

Sans vraiment être en état de contemplation, j’observe la rivière prenant les airs d’un fleuve grandiose. Occasionnellement, elle écume blanc face aux assauts des vents frais d’ouest. Même si beaucoup d’eau passe sous ses ponts, elle résiste plutôt bien à l’envie de modifier son parcours, et ce malgré ses sautes d’humeur printanières. Le reste de l’année, elle continue à se la couler douce dans son lit.

Que de beautés dans cette force tranquille et pourtant indomptable ! Oui, nous pouvons la harnacher, retenir ses eaux et même la dévier, mais nous ne pourrons jamais l’empêcher de se déverser d’une quelconque façon. Elle a précédé notre arrivée et elle nous survivra. Pour elle, la présence humaine ne sera rien de plus qu’un court intermède durant lequel elle aura été légèrement bouleversée par nos agissements, mais également par notre fragilité, car il est si facile de s’y noyer !

À l’instar de la rivière, placide, j’écoule… les jours.

Le géant évidé

Tapi au plus profond de la forêt boréale, là où les animaux étaient autrefois rois de ce territoire vierge aussi grand qu’un continent, se terre un incroyable géant. Plutôt gentil au regard de son fabuleux potentiel, ou endormi, son souffle ronfle et son cœur siffle au sein d’une immense caverne creusée juste pour lui dans le plus dur et le plus âgé des rocs terrestres.

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Pour se nourrir suffisamment, ses denrées s’étalent sur des centaines de kilomètres carrés en amont de cette impressionnante barrière faite de faux rocs pour pallier celui qui manquait précisément à cet endroit. L’ouvrage voûté s’étire et se détend sous la pression, mais résiste courageusement au désir naturel de l’eau de le transcender. Ce faisant, le géant n’en laisse passer qu’une infime quantité à la fois afin d’alimenter son cœur métallique rotatif.

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Ce géant est-il magicien ou même démiurge? Que dit-on de celui possédant le pouvoir de transformer l’eau en biens? Des objets de toutes sortes sont fabriqués grâce à son énergie quasi inépuisable, dont mon téléphone avec lequel je prends des photos de ses membres titanesques.

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Le doux monstre s’avère être un myriapode d’une incroyable longueur, ses innombrables membres couvrant des milliers de kilomètres afin de soutenir ses artères qui finiront par se ramifier en des millions de capillaires jusqu’à alimenter la plus humble des prises électriques murales servant à recharger mon téléphone.

Les pattes évidées du géant transportent son sang au-delà des montagnes, par-delà les vallées, par-dessus les rivières et les fleuves. Graciles, fluettes, elles supportent pourtant des tensions énormes, solidifiées dans leur cause par leur solidarité quasi indéfectible. Soutenu de parts et d’autres par des pattes jumelles, chaque membre maintient fièrement sa droiture presque en toutes circonstances malgré l’évidement quasi total de sa structure.

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Je passe sous cette fabuleuse autoroute à électrons en ressentant une impression de ridicule petitesse face à elle. Le géant grésille discrètement, ce bruit ressemble à celui d’une fine pluie tombant sur une bâche. Je suis en partie son créateur, il est un peu mon œuvre et pourtant je le trouve grandiose, surhumain, totalement disproportionné par rapport aux dimensions naturelles de tout ce qui vit sur cette planète.

Je finis par surgir de sous son ventre. Après avoir salué ses cimes métalliques, mes yeux retrouvent la rivière, le sol, l’herbe et… une famille de bernaches en pique-nique aux abords de la piste.

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Aussi incroyable que puisse m’apparaitre ce géant aux électrons bien dressés, rien n’est plus délicieux à regarder que ces cous fièrement montés afin d’exhiber leur jolie famille aux passants. Peu farouches mais toujours prudentes, elles me montrent qu’il est possible de vivre heureux, paisibles et fiers de ses accomplissements sans avoir construit un géant évidé. D’ailleurs, ne sont-elles pas en mesure de voler bien au-dessus de sa tête?

Aussi grandiose qu’une œuvre humaine puisse paraitre, la beauté d’un seul oiseau vaut bien celle d’un géant évidé.