Troupeau fluvial

À hauteur de Montréal, les seules baleines qu’il est possible de voir sont des individus perdus et souvent malades. Ce ne sont donc pas ces mammifères marins qui ont dérangé ma concentration ce matin, mais un énorme troupeau de kayaks, dont plusieurs spécimens partageant la même carapace. Bien qu’on n’aperçoive que deux appendices au maximum, il suffit d’attendre que la bête sorte de sa carapace pour apercevoir les autres servant surtout à leur locomotion sur la terre ferme. Ces animaux sont effectivement capables de se déplacer aussi bien, sinon mieux, sur terre que sur les eaux.

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Lorsque les individus se retrouvent en groupe, les femelles poussent des cris stridents afin d’encourager les mâles à accélérer, ou à tout le moins à ne pas relâcher leurs efforts. Durant les déplacements, il est donc rare d’entendre le cri des mâles qui préfèrent attendre d’accoster pour faire les jars auprès des femelles.

Certains mâles s’affrontent dans des combats qui heureusement font peu de victimes. Leur stratégie consiste à s’emparer d’un objet cylindrique et de le frapper contre celui de son adversaire en entonnant un chant ou en criant de façon très représentative. Parfois, ils s’échangent des prises de mains qu’ils secouent jusqu’à ce que l’un des deux adversaires déclare forfait. Chacun se tourne alors pour défier un autre mâle jusqu’à ce que la joute ait vu s’affronter toutes les paires d’individus. À de rares occasions, les mâles s’affrontent en se frappant légèrement le torse, mais pas suffisamment violemment pour y voir un combat visant à blesser.

Durant la démonstration de force des mâles, les femelles se tiennent en bande en se frottant les museaux, en poussant des gloussements, tandis que quelques-unes poussent des cris stridents d’alerte. Le troupeau semble ne pas trop écouter ces vigies un peu trop inquiètes, ne sentant probablement aucun danger dans les environs.

Les individus des deux sexes se réunissent ensuite pour avaler tout ce qui se trouve dans les environs. Étant omnivores, les kayaks avalent aussi bien des fruits et des légumes que des morceaux de viande qu’ils conservent et transportent dans leur carapace. En revanche, ils ont fait la fine gueule sur les insectes environnants, probablement à cause de l’abondance d’autres sources protéinées qu’ils avaient apportées dans leur carapace.

Le troupeau est manifestement constitué de couples, mais je n’ai assisté à aucun accouplement. J’ai cependant aperçu des couples d’individus du même sexe et pourtant cela n’était pas dû à une sous-représentation de l’un des deux, puisque j’ai entrevu aussi bien deux mâles que deux femelles se frotter le museau et utiliser quelques-unes de leurs pattes pour gentiment entourer une partie quelconque du corps de leur partenaire. C’était plutôt touchant à voir, à croire qu’il y aurait une sorte d’amour entre certains individus !

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Le mâle alpha, celui menant le groupe, n’a fait aucune tentative d’ensemencer les femelles. Il s’est contenté de parader fièrement parmi les couples, comme si tous les mâles et femelles lui appartenaient.

J’ai également constaté un comportement très étonnant. Les individus les moins habiles sur l’eau recevaient l’aide d’un membre du troupeau visiblement expérimenté. Il se maintenait derrière tous les autres individus et allait apporter son aide à ceux qui se laissaient distancer. Sur terre, il a semblé poursuivre ses leçons en passant le plus clair de son temps avec les mêmes individus. Il gesticulait beaucoup en imitant les mouvements de ses pattes antérieures lorsqu’il se déplaçait sur l’eau avec sa carapace. Fascinant ! On aurait vraiment dit un professeur avec ses élèves !

Après leur repos sur la berge, le troupeau s’est remis en route. Je les ai vus retraverser la rivière à bonne cadence, tous à la queue leu leu, en direction opposée. Puisqu’ils ont utilisé leurs réserves de nourriture enfouies dans leur carapace plutôt que de manger les aliments qu’ils auraient pu trouver sur place, j’ignore totalement la raison de ce déplacement. Je crois qu’ils exercent leurs muscles, probablement pour une longue migration. Effectivement, je n’ai jamais vu un spécimen de kayak durant l’hiver, même sur la terre ferme. La gelée des eaux les incite donc à disparaitre dans des lieux plus accueillants pour satisfaire leurs habitudes nautiques.

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J’ai pu également constater que les kayaks avaient adopté un individu d’une autre espèce. Plutôt que de revêtir une carapace, la partie molle de cette bête ressortait totalement de sa partie dure flottante. Je crois qu’il fait partie de la famille des boards. Debout sur ses pattes postérieures, l’animal secouait violemment une branche dans l’eau et ce faisant, il réussissait à se mouvoir, mais avec peine à comparer aux kayaks mieux balancés et dont leur centre de gravité très bas augmente la stabilité. Cependant, l’unique représentant de cette espèce au sein de la flottille est toujours resté bien entouré, preuve de son acceptation parmi le troupeau de kayaks.

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On reconnait les kayaks à leur forme allongée et à leurs couleurs généralement très vives. Dominance marquée des rouges, des orangés et des jaunes pour leur carapace, en revanche, leur partie molle montre une étonnante palette permettant de distinguer facilement les individus les uns des autres.

Les origines du mot kayak restent nébuleuses, même si certains prétendent qu’il imite le bruit émis par un troupeau en déplacement. Personnellement, je n’ai pas perçu précisément ce son. Au mieux, j’ai entendu une femelle émettre à répétition quelque chose qui ressemblait à « sékoa yak sékoa yak » lorsqu’elle a posé le pied dans les fèces d’un animal quelconque, probablement celles d’un chien. Elle courait ensuite partout comme une poule sans tête. La bête a heureusement fini par se calmer sans se blesser.

Le nombre total d’individus de cette espèce sur notre territoire serait en augmentation constante depuis plusieurs années. Il n’y a donc pas lieu de s’inquiéter pour l’instant. Sa chasse reste tout de même interdite en toute saison. On ne lui connait aucun prédateur, son épaisse carapace le protégeant efficacement.

Une rivière et un havre

Une journée d’été magnifique, un peu trop chaude à mon goût, malgré un mercure indulgent. Le soleil bénéficie de l’air relativement pur pour mieux nous assommer. Ma casquette endure l’épreuve en silence, mais pleure tout de même quelques larmes de sueur.

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Vous voyez dans cet article des clichés que je viens de réaliser à deux pas de chez moi à Montréal. Le plan d’eau, c’est la rivière des Prairies, un bras du fleuve Saint-Laurent ceignant la rive nord de l’ile de Montréal. La largeur de la rivière à cette hauteur atteint environ un kilomètre.

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Le niveau de cette rivière et celui de son affluent demeurent très bas à cause de la chaleur et du manque de précipitations. Le débit du seul émissaire des Grands Lacs est régulé par une série de barrages contrôlant les niveaux des cinq immenses résidus d’eau douce de la dernière grande glaciation. La linéarité du fleuve exempt de méandres confirme sa jeunesse, mais aussi que son eau coule dans une faille géologique majeure, la faille Logan, séparant les Appalaches au sud du bouclier Précambrien au Nord.

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À cette hauteur, les rives sont gardées à leur état naturel et les oiseaux aquatiques viennent y nicher en grand nombre. Canards noirs, colverts, branchus, huards, pluviers, hérons et mouettes n’ont pas à se disputer le territoire beaucoup plus vaste que leurs besoins. Ça ne les empêche pas toutefois de participer à des petites sauteries en groupe où leur promiscuité contraste avec la vastitude des paysages. La grégarité se décline chez bien des espèces autres que l’humaine.

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Les bosquets environnants regorgent d’oiseaux discrets, parulines, sittelles, chardonnerets, mésanges et étourneaux, mais la chaleur les cloue sur place, les rendant invisibles puisque les prédateurs rôdent en permanence. Le parc se situe à une dizaine de mètres au-dessus du niveau d’eau actuel. Au printemps, la rivière en crue atteint sa bordure. Le boulevard Gouin tout près est parfois inondé. La différence des niveaux saisonniers est impressionnante, et ce malgré les barrages régulant les débits. Maintenant, c’est tout le contraire et la navigation de plaisance peine à éviter les hauts-fonds. Tant mieux, ça fait moins de moteurs pour la polluer.

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Le temps de rebrousser chemin est arrivé, confirmé par le niveau d’eau dans ma petite bouteille. Je dévisse mon trajet jusqu’à l’appart, heureux de la promenade, mais aussi d’une fraicheur retrouvée.

Je vois la vie comme à bord d’un voilier. Aussi plaisante que soit la navigation où le marin découvre des mers et des iles magnifiques, il n’est jamais aussi heureux que lorsqu’il jette l’ancre dans une anse qui lui servira de havre.

Prouver la limite de rupture

Beaucoup de catastrophes sont dues à la Nature sans que l’humain ait sa part de responsabilité. Elles existaient avant son apparition sur la planète. On pense immédiatement aux volcans, séismes, astéroïdes, ouragans, tornades, glaciations, déglaciations, etc. Comme je l’écrivais dans un article récent, la Terre est endroit dangereux.

D’autres catastrophes naturelles ont reçu un coup de pouce de son plus indélicat habitant. On peut inscrire dans cette catégorie la fonte accélérée des glaciers, banquises et calottes polaires, des fissures et éboulements de terrains, et cætera.

Et d’autres, enfin, sont l’œuvre exclusive de l’humain comme les catastrophes nucléaires, l’effondrement de structures construites de sa main, en l’occurrence, les barrages.

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Depuis que nous avons observé les castors à l’œuvre, l’intérêt de construire des barrages n’a cessé de croitre. La plupart d’entre eux ont été érigés pour faire cesser des catastrophes naturelles comme les inondations et l’ensablement par les sédiments charriés et déversés dans les deltas.

On peut discuter du bien et du moins bien de construire ces structures à ces fins, j’en ai touché mot dans un article récent sur la subsidence. Depuis les années 1870, on a construit certains barrages dans le but unique de générer de l’électricité pour alimenter l’industrie lourde et pour accélérer l’électrification des foyers. Les barrages servent à réguler les débits d’eau, et l’électricité par le fait même, sur toute l’année et même sur des décennies.

Aujourd’hui, on compte pas moins de 45000 ouvrages répartis sur 140 pays. La moitié des fleuves de toute la planète comptent au moins un barrage. Ce nombre exclut toutes les digues qui viennent s’ajouter aux problèmes d’inondations lorsqu’elles cèdent elles aussi.

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Évidemment, de graves problèmes surviennent lorsqu’une digue, un barrage, ou souvent les deux simultanément, se rompent. Ces ouvrages étant censés être prévus pour résister aux pires conditions, force est de constater que nous ne les connaissons pas vraiment, nous les supputons.

Est-ce toujours la faute de l’humain si une catastrophe naturelle sans précédent engendre la rupture d’un ouvrage destiné à retenir l’eau? Bien entendu. Un barrage censé durer 50 ans ne sera pas calculé pour affronter des intempéries ayant une chance sur mille de survenir durant une année. Les ingénieurs et opérateurs font des choix économiques lorsqu’ils acceptent les marges de sécurité. Doubler les coûts de construction pour éviter une catastrophe n’ayant que très peu de chance de survenir, ça pèse lourd dans la balance de la compétition.

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Ces choix compréhensibles, admissibles, car basés sur une certaine logique, nous permettent de parler d’une «catastrophe naturelle» lorsque survient un orage hors norme qui met à mal nos belles œuvres artificielles. Les conséquences s’avèrent toujours dramatiques puisque la densité de la population à habiter les zones inondables en aval des barrages est ridiculement élevée. Parfois, villes et villages existaient préalablement à leur construction, mais rien n’a été entrepris pour limiter leur expansion. Bien au contraire, situés à proximité d’une source d’énergie électrique, ils poussent comme des bactéries dans leur milieu favori, accroissant d’autant le nombre de victimes en cas de catastrophe.

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Nous nous trouvons aujourd’hui à la croisée des chemins. Tous ces ouvrages à durée de vie limitée, construits pour la plupart depuis une cinquantaine d’années, ayant subi la dégradation liée aux matériaux utilisés, ont perdu leurs certificats de sécurité. Officiellement, ils le possèdent toujours, mais la réalité se situe dans les rapports oubliés et détruits par les administrations responsables de les opérer ou d’en financer leurs entretien et remplacement.

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Ainsi, on étire l’élastique le plus possible. Les structures faiblissent, se rongent, se fissurent, leurs bases sont sapées, jusqu’au jour où le prévisible ignoré surviendra. Soyez assurés que les autorités utiliseront plutôt les termes impensable, imprévu, inimaginable, sans avertissement, disproportionné, alors que rien ne sera plus faux.

On déplorera un nombre épouvantable de victimes et de disparus et des pertes matérielles incommensurables. Tout ce gâchis relèvera de quelques personnes ayant fait fi des experts sur la question. Ils auront acheté leur silence, faisant d’eux leurs complices.

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Pourquoi cette négligence? Parce que l’humain attend toujours que les prévisions deviennent réalité pour y croire. En attendant, il les utilise pour empocher encore plus de fric sous le regard consentant des autorités. Celles-ci ne sont pas dupes des risques encourus par l’incurie des opérateurs, puisqu’elles allongent les fonds nécessaires à leur démantèlement et leur remplacement. Elles voient même d’un bon œil le report de ces dépenses et investissements. Cet argent servira plutôt à financer des programmes dont la visibilité pour la population sera plus évidente dans le but de se faire réélire. Changer un barrage pour un autre, ça n’apportera strictement aucun vote.

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Lorsque ces catastrophes surviendront de par le monde, les autorités prendront alors certains moyens pour pallier les urgences, se comportant apparemment en bons pères de famille prévenants alors qu’ils étaient partis aux danseuses depuis des décennies. Il aura été trop tard pour les milliers de victimes. Elles auront servi à prouver la limite de rupture de l’élastique qui deviendra ensuite une norme pour les autres ouvrages hydrauliques.

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À moins d’un revirement spectaculaire de la tendance à la négligence, on ne pourra échapper aux catastrophes dues à des barrages qui céderont. Puisque leur construction a été concentrée autour des années 1970, on doit s’attendre à ce que les plus mal en point parmi ceux-ci se rompent dans un avenir récent commençant… maintenant.

Saguenay, un fjord unique

Le seul fjord au Québec, celui de la rivière Saguenay, réserve bien des surprises dont sa profondeur réelle.

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Même si les glaciers l’ont partiellement façonné, la rivière coule dans une faille qui se serait ouverte au Précambrien voilà près d’un milliard d’années, faisant de cette formation géologique l’une des plus âgées de la planète.

Avec une moyenne de 2 km de largeur, il ne parait pas très impressionnant, car sa largeur est importante et la hauteur maximale de ses montagnes dépasse à peine les 410 mètres au-dessus des eaux. Cependant, ses 120 km entre son point d’origine et son embouchure en font l’un des plus longs fjords au monde.

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On retrouve trois profondes vallées transversales dont la plus creuse atteint 280 mètres. À l’endroit où la rivière Saguenay se déverse dans l’estuaire du fleuve Saint-Laurent, un bouchon rocheux empêche les eaux salées du fleuve d’envahir entièrement les eaux douces de la rivière. Une profondeur d’à peine 20 mètres laisse passer les embarcations, la faune marine et les eaux saumâtres.

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Ce qui a étonné fut de constater la profondeur réelle du fjord. À certains endroits, la couche sédimentaire peut atteindre 1400 mètres de profondeur, donnant à cette formation naturelle une paroi jusqu’à deux kilomètres de hauteur!

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Dans mon canot d’écorce

« Dans mon canot d’écorce
Assis à la fraîche du temps
Où j’ai bravé toutes les tempêtes
Les grandes eaux du Saint-Laurent »
(paroles d’une chanson folklorique québécoise)

Lorsque dans des films ou des séries télé on présente des personnes en train de faire du canot, la façon dont ils se servent de leur aviron me chamboule à chaque fois. Ils pourraient tenir des broches à tricoter et le résultat serait comparable. Pourtant, en quelques minutes seulement, n’importe qui peut apprendre les rudiments de cet acte que, pour ma part, je trouve empreint d’une belle noblesse et d’une élégance rare.

Un canot fendant en silence l’eau miroitante. Le canotier laissant nonchalamment trainer son aviron avant de le relever pour l’enfoncer tout doucement dans les ténèbres d’un lac immobile. L’absence apparente d’efforts pour maintenir le cap, son canot filant droit devant comme s’il était guidé par une main magique. Quelques gouttes d’eau dégoulinant de l’aviron en laissant échapper un faible cri de liberté. La gite volontaire imprimée à la frêle embarcation, comme si le plat-bord défiait la rivière d’y pénétrer.

Bien sûr, il existe, comme dans toute activité physique, des monstres de la performance. J’ai travaillé un certain temps avec Jeff, un expert en canot de rivière. Il se mesurait aux pires rivières que la Terre avait engendrées. Rochers coupants comme des lames de rasoir, tourbillons meurtriers, courants démentiels, chutes vertigineuses, remous sournois. Jeff ne canote pas. Lui et son canot ponté ne font qu’un. Alors si vous regardez une publicité ou un reportage dans lequel un gars descend une rivière déchainée, dites-vous qu’il s’agit peut-être de Jeff.

Malgré ses compétences hors du commun, Jeff était toujours prêt à initier des groupes à l’art du maniement de l’aviron pour ensuite ramer quelques kilomètres en leur compagnie sur un lac ou sur une gentille rivière. À ces occasions je lui servais parfois de serre-file. Alors je lance une invitation aux réalisateurs cinématographiques. Ne laissez pas les acteurs avironner comme s’ils tenaient une batte de baseball. Trouvez quelqu’un dans les parages qui saurait leur donner une ou deux vraies leçons. Et si vous ne dénichez personne aux alentours, achetez-moi des billets d’avion et j’irai volontiers leur montrer les différences entre tenir une raquette de tennis, une baguette de pain et un aviron.

Photo : https://www.espaces.ca

Une randonnée en compagnie d’un émule du capitaine Kirk

Cet article est le prolongement du précédent.

Nous sommes cinq à louer un chalet dans les Laurentides pour la saison hivernale. Deux filles sont mes amies. Je ne connais pas les deux gars qui travaillent avec l’une d’entre elles. Aujourd’hui, il fait un froid sibérien, mais nous avons quand même décidé de faire une randonnée en ski de fond d’environ vingt-cinq kilomètres. Lorsque les températures sont très froides, l’habillement est critique. Ce n’était pas du tout une course, nous devions donc adapter notre vitesse à la personne la plus lente. En conséquence, brûlant moins de calories, des vêtements plus chauds sont requis, sans pour autant ressembler à des ours polaires. Les fondeurs inexpérimentés choisissent cette option lorsqu’il fait très froid. Ainsi emmitouflés, ils suent abondamment pour ensuite geler dans leur sueur. Mais l’inverse est encore plus problématique puisqu’un habillement insuffisamment chaud occasionne l’incapacité à conserver une température corporelle adéquate, entrainant potentiellement une dangereuse hypothermie. L’idée est d’apporter un sac à dos avec une pelure plus chaude à enfiler au moment des pauses et de l’enlever lorsque le corps dégage suffisamment de chaleur pour s’en passer. C’est peut-être embêtant d’arrêter souvent, mais la sécurité et le bien-être de tous prévalent lorsque la météo nous défie.

Le plus hardi des deux gars, que j’appellerai Michel, s’est vêtu plutôt légèrement et je crains qu’il le regrette, mais ma recommandation a engendré un ultimatum à l’effet de me mêler de mes oignons. Je n’ai plus qu’à me la fermer et observer la tournure des événements. Le fartage terminé, on s’élance sur une piste sans grands dénivelés afin d’accommoder les skieurs les moins expérimentés.

Nous avalons quelques kilomètres et je vois Michel s’impatienter de ne pas pousser la machine comme il l’espère, car il grelotte très certainement. Cependant, l’orgueil étant l’autre grande qualité des capitaines Kirk, il n’avouera jamais les conséquences de son entêtement précédent.

J’aimerais que sa situation m’indiffère, mais je garde un œil inquiet sur son état. Lui et moi savons la discussion que nous avons eue, mais succomber à la tentation de jouer du tournevis au fond d’une plaie purulente, même si le désir est puissant, est une réaction inappropriée dans l’immédiat. Il a amplement mérité son sort et pour l’instant, je me retiens d’en faire état. Mais chez les Kirk, ce fameux orgueil est un sentiment très persistant. Même après une idiotie, Michel se refuse encore à accepter tout sens commun, car l’aventure ne fait que commencer.

La piste mène à une rivière qu’il faut traverser pour poursuivre notre route. Au cœur d’un hiver bien québécois, traverser des cours d’eau reste une action délicate, car les rivières peuvent nous réserver des surprises à cause des courants camouflés sous les neiges. Il faut donc bien l’observer avant de la traverser, même lorsqu’il fait -30 °C. L’épaisseur de la couche neigeuse est importante, nous empêchant de jauger celle de la glace sous-jacente. En amont à notre droite, la neige ne montre aucune aspérité qu’aurait causée la présence d’un rocher ou un tronc d’arbre. En aval, par contre, malgré l’épaisse couche blanche, on distingue très nettement un bombement indiquant la présence d’un gros rocher au centre de la rivière. Tout juste en amont de l’obstacle, des tourbillons d’eau refluent et amincissent la glace. Il faut impérativement garder ses distances et adopter une ligne de trajet éloignée de ce rocher. J’avise donc mes partenaires du constat de la situation. Je leur propose également de traverser seul, plus en amont afin de jauger le niveau de danger. Ils pourront suivre mes traces si tout se passe bien et si aucun bruit ou renfoncement suspects ne sont survenus durant la traversée.

J’aurais dû m’y attendre, Michel décide en silence de faire exactement le contraire puisque les Kirk ne prennent jamais l’avis des autres. Au contraire, tout ce qui ressemble de près ou de loin à une directive, ils aiment la défier systématiquement. Il choisit donc de passer tout juste en amont du rocher, exactement là où le danger est le plus grand. Et ce qui doit arriver arrive. La glace cède tout bonnement sous son poids. Heureusement, ses réflexes sont plus intelligents que son raisonnement et il projette son corps vers l’avant, l’empêchant d’être totalement englouti. Le résultat est qu’il se retrouve quand même submergé jusqu’à la taille et incapable d’extirper ses skis maintenant pris sous la glace.

J’avoue qu’à cet instant, j’ai fantasmé à l’idée de le laisser poireauter dans l’eau glacée, car sa fronde nous met maintenant tous en danger. Quelqu’un doit s’en approcher afin de le secourir, et cette personne, ironiquement, je savais que ce doit être moi. Il est important qu’en tentant un sauvetage, la personne connaisse comment s’y prendre et garde son calme, quoi qu’il arrive. J’ai toujours préféré prendre l’initiative plutôt que de laisser une autre personne risquer une manœuvre qui s’avèrerait au bout du compte plus néfaste et qu’il faille secourir deux individus plutôt qu’un. Évidemment, le pire peut également m’arriver puisque je dois me rapprocher suffisamment de lui pour le déprendre de sa fâcheuse situation.

Je retire mes skis en m’allongeant sur eux en guise de luge improvisée. Je me rapproche perpendiculairement afin de rester sur la glace plus épaisse, suffisamment loin du rocher et des tourbillons. Il patauge pour tenter de libérer ses jambes, mais il ne fait que fragiliser encore plus la glace retenant le haut de son corps. Je sais par contre que lui demander de ne plus gigoter comme une crevette créerait l’effet inverse. Je me contente de lui demander de lever sa jambe droite le plus haut possible afin que je puisse atteindre sa fixation.

Mais plusieurs facteurs concourants la maintiennent hors de ma portée. Je parviens à toucher son ski avec un bras immergé jusqu’à l’épaule, mais mes doigts ne trouvent pas le déclencheur. Il est difficile à l’aveugle de savoir si les doigts touchent le ski devant ou derrière la fixation. Je ne veux pas m’attarder plus longtemps que nécessaire, car j’ignore toujours l’état de la glace sous mon poids, mais déclarer forfait obligerait quelqu’un d’autre à tenter la manœuvre. Si je suis incapable de toucher la fixation, je ne vois pas pourquoi un autre y parviendrait.

Je m’étire pour enfoncer mon bras le plus loin possible sous l’eau jusqu’à sentir mon oreille toucher la surface liquide. Rien. Puis, c’est au tour de ma joue. Encore rien. En désespoir de cause, je pousse jusqu’à ce que ma bouche et mon nez s’obstruent. J’espère très fort de ne pas avoir à immerger ma tête complète dans cette eau glacée où la perte de la chaleur corporelle est considérablement accélérée. J’atteins finalement la fixation et la déclenche avant que mes doigts soient totalement paralysés par le froid. Mon autre bras capture et lance le ski plus loin. Retirer le second ski s’avère plus aisé, une fois que mes doigts ont assimilé la manière d’exécuter la manœuvre. Michel rampe ensuite jusqu’à la berge avec interdiction de se lever. Bon, s’il s’était encore rebiffé, il aurait amplement mérité de perdre pour de bon son droit à la procréation. Agir stupidement en rafale, simplement dans le but de jouer au rebelle, c’est également narguer la mort et à ce jeu, elle finit toujours par gagner. Il avait heureusement compris avoir atteint son compte de conneries pour la journée.

L’émersion réussie, il reste maintenant à gérer ses conséquences. Ce froid cinglant allié à nos vêtements détrempés devient notre pire ennemi. La seule solution réside à skier vite afin d’atteindre une auberge marquée sur notre carte, mais elle se situe quand même à plus d’une dizaine de kilomètres de notre position actuelle. Malheureusement, nous devons séparer notre groupe pour privilégier la vitesse. Je déteste scinder ainsi un groupe, surtout dans ces conditions glaciales où les autres skieurs se font rares sur les sentiers. Un incident en entraine souvent d’autres et par grand froid, la gravité des problèmes décuple.

J’ai prodigué quelques conseils en enjoignant à mes amies de skier le plus calmement possible et de bien suivre l’itinéraire indiqué sur la carte. Mais malgré ces précautions, je ressentais de l’amertume à l’idée de les laisser derrière. Le seul des trois gars toujours au sec prend la commande de notre trio, puisque ses idées ne sont pas perverties par des vêtements détrempés, gelant la peau. De plus, en laissant la carte aux deux filles, nous devons nous diriger à l’à-peu-près, ce qui constitue un autre défi à relever, car il est hors de question de se tromper d’itinéraire. Nous devons atteindre l’auberge le plus tôt possible.

Je m’attends à être frigorifié en peu de temps, mais grâce à une dépense énergétique soutenue, le corps dégage suffisamment de chaleur pour repousser en partie le froid. Mais pour combien de temps ? Nous maintenons le rythme jusqu’à l’auberge, heureusement sans subir d’autres mésaventures. L’élément agréable de cet épisode est le moment où on se sèche tout près d’un bon feu de foyer avec un café bien chaud au creux des mains.

Je n’ai jamais reparlé de cet épisode avec Michel. Il ne m’a jamais remercié de l’avoir aidé. Avec ce genre d’individu, on n’obtient jamais de gratitude puisque ce serait avouer des erreurs de jugement. Il a toujours quelque chose à prouver, même à ceux qui n’en demandent pas tant. Cette recherche de l’amour ou de l’appréciation des autres, cette obnubilation pour le flamboiement, sans égards aux dangers qui rejaillissent sur leur entourage, ce type de comportement irréfléchi et surtout très égoïste m’a toujours causé beaucoup de perplexité, car il ne semble pas exister de solutions permettant de neutraliser leurs effets dommageables. Même une fois démasqué, il continue ce petit jeu d’arrogance qui le fait inévitablement passer pour un idiot.

J’ai laissé tomber l’air et les propos condescendants ou brutaux lorsque nous nous sommes retrouvés au chalet. J’ai préféré garder le silence, un silence d’autant plus lourd qu’il infantilise encore plus que des remontrances. On se met en colère contre quelqu’un qui aurait dû éviter ces imprudences. On se tait avec les abrutis incapables de distinguer le danger de la sécurité. Mon silence fut donc ma douce revanche.

Mettre son entourage en danger par des témérités absurdes et inutiles est représentatif d’un comportement à la capitaine Kirk. Pour toute personne malchanceuse ou ignorante du danger que représentent ces gens, dès qu’ils sont démasqués, le mot d’ordre se résume simplement. Fuis !

Photo: sepaq.com