Boucles

Je ne suis pas un adepte des nœuds papillon. Ça me donne un air d’architecte. Je n’ai rien contre ces gens, je les trouve juste un peu coincés. C’est normal, les boucles servent à serrer, à emballer les cadeaux, les boites de chocolat par exemple, mais autour du cou, je me demande pour qui je suis censé être un présent. Un présent du passé, un présent périmé. Du chocolat avec du blanc sur le dessus, durci et rance. Je ressemble à un pingouin. Est-ce qu’on dit aux pingouins qu’ils ressemblent aux architectes en costard ?

Je me regarde dans la glace sans vraiment me voir. La boucle de ma vie est bouclée autour de mon cou, bien serrée. J’étouffe un brin, mais on s’habitue à se sentir étouffé. Je me regarde sans vraiment me voir. L’histoire de ma vie. Les revers en satin, ça a de la classe. On les remarquera plus que moi ce soir. Une bonne chose, les revers. J’en sais un brin sur le sujet.

Je choisis mes mouchoirs. Je les place stratégiquement dans les poches de mon habit. Celui-ci, en pure soie, pour une éventuelle dame en pleurs, en pleurs pour quelqu’un d’autre que moi. Il va dans la poche intérieure du veston pour l’élégance du geste lorsque je le tire pour le tendre, à la tendre, avec tendresse, à défaut d’autre chose. Le second, en coton, dans la poche gauche du pantalon, il jouera son rôle à la perfection. Le troisième, dans l’autre poche à droite. Vous saurez bientôt. Enfin le dernier, pour rehausser la pochette à bristols vide de bristols. Je le laisse dépasser un peu négligemment, ma seule excentricité de la soirée. Il se marie à la boucle, évidemment. La boucle et son mouchoir, le couple ringard du costard.

Je vais serrer des mains. Elles seront froides ou tièdes, molles ou énergiques, moites ou sèches, dédaigneuses ou franches. J’essuie toujours ma main avec le mouchoir dans la poche droite du pantalon avant de la présenter. Je la veux chaude, sèche et énergique, relents de mon passé. Je l’essuie également après l’échange, sans rien laisser paraitre, caprice de mon hypocondrie.

Je garderai mon air un brin renfrogné. Les gens m’ont toujours connu ainsi. Pour les autres, ils me connaitront toujours ainsi. Calme, sérieux, renfrogné et observateur. Quand j’observe, les gens le ressentent. Ils se retournent, cherchent, questionnent du regard. Je détourne alors le mien pour qu’ils ignorent la source de leur malaise, pour qu’ils m’ignorent. Quant à moi, j’ignore, j’ignore pourquoi mon regard se matérialise sur leur cou. Le mien reste protégé sous ma boucle. Aucune chance que le regard des autres me fasse le même effet. C’est bien de se sentir un peu étouffé, à l’étroit. Une bonne préparation pour rencontrer les spécialistes de l’étouffement et de l’étroitesse d’esprit.

J’enfile mes souliers vernis, eux aussi veulent leur boucle bien bouclée, bien serrée, qui restera bouclée toute la soirée, à l’instar de ma bouche. Je ne porterai aucun commentaire. Toute la soirée, je la garderai bouclée. Plus jeune, j’avais le commentaire facile. J’étais jeune et j’ignorais les avantages de la garder bouclée. Je sais maintenant qu’il faut parler seulement sous la torture. Et encore, seulement si la torture porte une jolie robe.

La faiblesse d’un homme, une robe de la grandeur de mon mouchoir de poche avec une belle boucle au dos. Comment faire pour la déboucler ? Je n’ai pas le choix, je ne peux la garder bouclée. Je devrais au moins lui faire un petit compliment. Que vous avez de jolies boucles ! Et la façon dont vous les portez, avec tant de naturel et d’élégance ! Que je la boucle ? Facile, vous n’avez qu’à tirer sur la boucle. Sur la mienne ? Commencez par tirer sur la vôtre, je saurai bien m’occuper ensuite de la mienne.

Dans mon canot d’écorce

« Dans mon canot d’écorce
Assis à la fraîche du temps
Où j’ai bravé toutes les tempêtes
Les grandes eaux du Saint-Laurent »
(paroles d’une chanson folklorique québécoise)

Lorsque dans des films ou des séries télé on présente des personnes en train de faire du canot, la façon dont ils se servent de leur aviron me chamboule à chaque fois. Ils pourraient tenir des broches à tricoter et le résultat serait comparable. Pourtant, en quelques minutes seulement, n’importe qui peut apprendre les rudiments de cet acte que, pour ma part, je trouve empreint d’une belle noblesse et d’une élégance rare.

Un canot fendant en silence l’eau miroitante. Le canotier laissant nonchalamment trainer son aviron avant de le relever pour l’enfoncer tout doucement dans les ténèbres d’un lac immobile. L’absence apparente d’efforts pour maintenir le cap, son canot filant droit devant comme s’il était guidé par une main magique. Quelques gouttes d’eau dégoulinant de l’aviron en laissant échapper un faible cri de liberté. La gite volontaire imprimée à la frêle embarcation, comme si le plat-bord défiait la rivière d’y pénétrer.

Bien sûr, il existe, comme dans toute activité physique, des monstres de la performance. J’ai travaillé un certain temps avec Jeff, un expert en canot de rivière. Il se mesurait aux pires rivières que la Terre avait engendrées. Rochers coupants comme des lames de rasoir, tourbillons meurtriers, courants démentiels, chutes vertigineuses, remous sournois. Jeff ne canote pas. Lui et son canot ponté ne font qu’un. Alors si vous regardez une publicité ou un reportage dans lequel un gars descend une rivière déchainée, dites-vous qu’il s’agit peut-être de Jeff.

Malgré ses compétences hors du commun, Jeff était toujours prêt à initier des groupes à l’art du maniement de l’aviron pour ensuite ramer quelques kilomètres en leur compagnie sur un lac ou sur une gentille rivière. À ces occasions je lui servais parfois de serre-file. Alors je lance une invitation aux réalisateurs cinématographiques. Ne laissez pas les acteurs avironner comme s’ils tenaient une batte de baseball. Trouvez quelqu’un dans les parages qui saurait leur donner une ou deux vraies leçons. Et si vous ne dénichez personne aux alentours, achetez-moi des billets d’avion et j’irai volontiers leur montrer les différences entre tenir une raquette de tennis, une baguette de pain et un aviron.

Photo : https://www.espaces.ca