Les pixels du bien et du mal

Personnellement, je préfère éviter de cataloguer les manifestations de notre Univers en usant de la bipolarité bien-mal. Toutefois, ce bel objectif se bute à une panoplie de générations de penseurs qui ont constamment cherché à classer les événements et les gens en deux catégories distinctes. Je m’accroche alors plus souvent que je l’espérais. Je m’enfarge, pour utiliser un verbe québécois. Les relents de ma culture judéo-chrétienne, championne dans ce classement sans équivoque en deux clans où celui du mal, c’est toujours l’autre clan, viennent régulièrement jouer avec mes intentions conscientes d’éviter ce piège. Transcender ma culture s’avère difficile, mais nécessaire, car je sais d’où émane cette bipolarité, comment elle se manifeste et combien elle peut lourdement nous induire en erreur.

Instinctivement, nous comprenons que notre jugement est biaisé pour tout un tas de raisons. «Qui suis-je pour déclarer qu’une chose est bonne ou mauvaise, belle ou laide?» Nous nous posons souvent cette question sans toutefois y répondre, car celles-ci seraient: «Je ne suis rien ni personne» et « j’ignore totalement les vraies raisons pourquoi je pense ainsi».

chuchoter-1017x675

Au mieux, nous restreignons notre évaluation sommaire à ce qui nous entoure, à nous-mêmes, à nos proches, à notre environnement immédiat. En tant qu’entité individuelle, nous possédons ce droit de juger à notre échelle de ce qui nous parait bien ou mal. Choisir entre différentes possibilités devient plus aisé si on les qualifie, la plus simple façon d’y parvenir consistant à les séparer en deux groupes, le bon et le mauvais.

Cette incapacité à inventer des nuances remonte aux tout premiers hominidés pour qui le nombre 2 représentait la limite de leurs compétences mathématiques. Les origines de la notion du bien et du mal datent de ce temps où tracer une ligne séparant en deux un ensemble d’éléments et de les étiqueter par ambivalence a constitué leur seule manière de comprendre la prochaine action à poser.

Encore aujourd’hui, notre tendance naturelle à simplifier notre jugement à l’extrême, comme nos lointains ancêtres, reste bien présente. Cependant, tout a évolué. Notre monde, même à notre niveau bien personnel, ne peut plus se permettre d’une technique d’évaluation archaïque basée sur l’ambivalence, c’est-à-dire entre deux contraires.

332716

Ces notions bipolaires si chères aux penseurs de tout temps n’ont de sens que si on ne regarde qu’un seul pixel d’une grande œuvre. Ce petit éclat de lumière peut être analysé en utilisant les termes blanc ou noir, rouge ou vert, bleu ou jaune. Mais déjà, on note l’absence de teintes intermédiaires et une œuvre complète composée uniquement de pixels noirs et blancs détruit toute la richesse perceptible avec des éléments présentant un éventail de teintes.

Ainsi, la bichromie du bien et du mal, du beau et du laid, provient d’une insensibilité (programmée) aux teintes intermédiaires. On ne voit que deux possibilités alors qu’il en existe une quantité phénoménale.

L’évaluation ambivalente consiste également et surtout à ne jamais observer une image dans son ensemble, seulement un pixel à la fois. Admettons que vous me récitiez les valeurs noire ou blanche de chaque pixel d’une image, pourrai-je me faire une idée juste de ce qu’elles peuvent représenter sans les regarder toutes ensemble dans un certain ordonnancement précis?

binary-msg

Le monde dans lequel nous vivons actuellement ne ressemble plus aucunement aux univers quasi statiques de nos lointains ancêtres. L’image, si difficile à se représenter qu’il fallait en observer un seul pixel à la fois, s’est mise à s’accumuler en une vaste série possédant chacune des différences avec sa précédente. Notre vie n’est plus pixel bichromatique, n’est plus pixel polychromatique, n’est même plus une image fixe montrant ou non des teintes et des couleurs. Notre monde moderne, à l’instar de son cinéma, est constitué d’une panoplie d’images à haute définition défilant de façon ininterrompue en polychromie.

Recourir encore aux évaluations ambivalentes opposant le bien et le mal, le beau et le laid consiste à faire abstraction du contexte, de l’histoire, des richesses, de la complexité, de l’image complète, de la dynamique des images s’étant instaurée entre elles.

Le bien, le mal. En utilisant ces termes, nous perpétuons une notion aussi vieille que la plus petite et la plus ancienne forme de vie sur Terre, celle d’une mathématique limitée à un bit d’information. Combien de bits le disque dur de votre ordi contient-il? Les nuances de vos jugements devraient en posséder au moins autant.

Jugement et tenue de gala

J’ignore pour vous, mais j’enfile mes habits de gala assez peu souvent. Le reste du temps, je les protège en les gardant sous des housses. Lorsque j’ouvre le zipper, c’est le signe d’une célébration prochaine. Une fois la fête terminée, les vêtements nettoyés, je les range en les oubliant au fond de la penderie puisqu’ils ne me seront plus d’aucune utilité jusqu’au prochain événement mondain «black tie».

Je vois des gens qui utilisent leur jugement de la même manière, comme s’il s’agissait de leur tenue de gala. Le reste du temps, ils le laissent bien rangé sous une housse pour ne se fier qu’au jugement des autres, aux décisions des autres, aux idées des autres.

Cette procuration leur permet de critiquer les sans risquer de mettre en cause leur propre manque de jugement. Je prends pour exemple la liste des mises en garde associées à des produits de consommation.

Fer à repasser: Ne pas repasser les vêtements sur vous.
Café
: Attention, chaud.
Tondeuse: Ne pas tenter d’enlever la lame pendant que la tondeuse est en marche.
Télécommande
: Ne pas mettre au lave-vaisselle.
Panneau de signalisation
: Route trempée lors de pluies.
Tronçonneuse
: Ne pas tenter d’arrêter la chaine avec vos mains ou vos organes génitaux.
Sèche-cheveux
: Ne pas utiliser en dormant.

Si des avertissements stupides de la sorte ont été imprimés, des individus sans cervelle ont posé ces gestes stupides et se sont plaints des conséquences aux fabricants, probablement dans l’espoir de recevoir une quelconque compensation. L’idiotie accomplie, le gaffeur est absout d’avoir manqué de jugement. Le coupable montré du doigt et puni sera le fabricant. En somme, on l’accusera de ne pas avoir réfléchi comme un idiot.

Non seulement les gens s’autorisent à ne pas réfléchir, mais la société les encourage dans cette voie en étant sans pitié pour ceux qui ont pensé à leur place sans avoir prévu toutes les gaffes possibles. En entreposant leur jugement sous la housse, les gens acquièrent un visa leur permettant de parcourir toutes les avenues de la bêtise.

Il faut dire que les dirigeants veulent contrôler un peuple soumis. Ça les arrange lorsque vous gardez vos fringues de gala bien loin de votre quotidien et que vous scandez leurs slogans sans les comprendre. L’important n’est-il pas de suivre les leaders, sans les critiquer, sans les juger?

RDP-Parc

Personnellement, je tiens trop à la vie, à mes membres, à mes organes et à l’usage de mon cerveau pour laisser les autres utiliser leur jugement à la place du mien. Je n’irais pas sauter en bas d’un pont même si aucune pancarte ne m’avertit des dangers inhérents à un saut de l’ange à cet endroit. Il en va de même pour le reste des situations, même les moins dangereuses. Je pense, donc je suis, je suis en vie et je le reste en réfléchissant.

On peut voir sur les sites de vidéo en ligne des tas de gens commettre des stupidités. Je me dis que leur instinct de survie doit tenir dans un ou deux neurones tout au plus. Le fait qu’ils s’en sortent parfois indemnes ne confirme en rien la pertinence de leurs tentatives. Des conséquences miraculeusement mineures, étonnantes en comparaison avec la connerie des actes, démontrent seulement que la vie ne possède aucune justice intrinsèque.

Personne ne nait avec une quantité limitée de pensées réfléchies, le bassin ne se tarira jamais. Mieux, à chaque effort de réflexion, la matière grise s’habituera et les pensées intelligentes foisonneront. En revanche, le cerveau s’atrophie et les idées brillantes finissent par disparaitre entièrement lorsque le jugement est rangé sous une housse, comme la tenue de gala, cadenassé au fond d’une penderie ramassant la poussière au milieu d’un grenier oublié.

Je vis dans un monde peuplé de gens s’imaginant toujours être des entités individuelles vivantes alors qu’ils ne sont que des clones zombis.

Juger ou tolérer ?

Juger quelqu’un, c’est être un juge avec son code d’éthique personnel qui n’a rien d’universel ni d’éprouvé. Alors faut-il juger ou tolérer ? Juger semble un geste inapproprié et tolérer une vertu. J’ai une tout autre opinion sur le sujet.

Juger est très acceptable tant que ça nous concerne. Transmettre nos jugements à des tiers, voilà ce qui constitue la faute. Personnellement, je me donne le droit de juger qui je veux et de choisir en conséquence mes amis et mes connaissances, mais je réserve mes opinions pour moi seul. Même la personne concernée ne le saura pas si elle ne me demande pas mon opinion sur elle, sur ses agissements.

La tolérance est un mot que je garde sous très haute surveillance, parce qu’elle nous laisse croire que nous sommes un mauvais individu lorsqu’on se sent intolérant face à quelqu’un et c’est un piège. Un piège qui, heureusement, se contourne.

Je préfère garder mon niveau de tolérance actuel, mais rester coi. Je réserve mon opinion. Je fais des choix sans essayer d’attirer à moi la sympathie à mes causes, à mes idées, à mes opinions. Si je sens devoir quitter un groupe pour rester neutre en actes, je le fais sans aucun problème. Je choisis donc je juge donc je choisis.

En se donnant le droit de juger et de choisir, on s’évite toutes sortes de malaises entre notre moi et notre surmoi. Mais n’essayez pas de me tirer les vers du nez. Cette solution retire de l’équation toute l’hypocrisie que l’on ressent lorsqu’on juge, mais qu’on se dit que ce n’est pas bien, tout en sachant qu’on ne fera ni pensera pas autrement.

La solution est donc définie dans l’adage « Le silence est d’or ». Comme quoi les vieilleries ne sont pas nécessairement dépassées. Mais serez-vous capable de vous taire ou de vous éloigner ? Voilà pourquoi la tolérance existe, mais elle reste une solution de rechange, un plan B, comportant des conséquences importantes pour celui qui se prétend tolérant.

L’estime de soi ne nous rend pas plus tolérants, elle nous rend moins bavards.

Photo : e-ostadelahi.fr