Entre le fleuve et la mer, l’humilité

Saint-Joseph-de-la-Rive est un village situé le long du fleuve Saint-Laurent à 90 minutes de route en aval de Québec. Malgré les 400 km qui lui reste à parcourir avant d’atteindre le golfe du même nom, l’eau ici est déjà salée à près de 2 %. 21 km, c’est la distance séparant les deux rives, aussi bien-dire, une mer.

Et de fait, ce fleuve et ses principaux affluents que sont les Grands Lacs nord-américains formaient la mer de Champlain à la fin de la grande déglaciation, une vaste région non encore drainée, car trop basse en altitude. Débarrassé de tout le poids de la calotte glaciaire, le continent se surélève peu à peu. La mer de Champlain se vide graduellement pour ne laisser que les plans d’eau que l’on connait maintenant.

Le rebond postglaciaire se poursuit toujours au rythme de 1 à 2 mm par an. Les derniers relents de la mer de Champlain finiront donc par s’estomper. Dans quelques milliers d’années, le fleuve Saint-Laurent et les Grands Lacs perdront leur majestueuse prestance pour devenir quelconques.

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L’histoire est importante à Saint-Joseph-de-la-Rive qui a autrefois connu une industrie maritime intense. C’est ici que se construisaient les anciennes goélettes, des navires de transport de marchandises qui sillonnaient le fleuve tant vers l’Est que vers l’Ouest. D’abord à voile et ensuite à moteur, ces transporteurs garantissaient l’approvisionnement des villes et des villages tout le long de cette autoroute liquide.

J’ai visité le musée maritime de Charlevoix. On explique aux visiteurs les méthodes de construction de l’époque, mais également la montée des bateaux sur les tins pour la saison hivernale ainsi que la vie des marins sur les embarcations durant les huit mois que duraient la saison de transport et les quatre autres à construire ou à réparer les navires.

N’ayez crainte, je n’expliquerai rien ici et maintenant. Je vous laisse le soin de visiter l’endroit pour connaitre tous les détails. Je veux simplement partager une impression forte que m’a laissée cette visite.

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Ce sentiment, c’est l’humilité. L’humilité devant l’audace de construire ces bateaux à partir d’un millier d’arbres de plusieurs essences différentes, tous sélectionnés un à un dans les forêts environnantes, abattus, transportés et coupés spécifiquement pour leur rôle dans l’œuvre finale. Plusieurs arbres sont déracinés afin de conserver la courbure du bois. Le résultat est un bateau capable de naviguer une vingtaine d’années doté d’une cale servant à transporter n’importe quoi. Bois, denrées, poches de ciment, produits métalliques, machinerie, caisses et barils remplis de tous les produits nécessaires à la vie et à la modernisation grandissante des centres urbains. Le Québec moderne a été forgé grâce à ces goélettes.

L’humilité, c’est se sentir tout petit lorsqu’on constate les efforts consentis par nos ancêtres. Humble face à la rusticité de leur vie, en comprenant les multiples dangers quotidiens qu’ils affrontaient sur l’eau, dans le brouillard et les vagues à éviter les hautfonds et les écueils que leur réservait l’un des cours d’eau les plus difficiles à naviguer au monde. Humble et impressionné par leur génie, par leurs ateliers, leurs outils et leurs techniques.

Humble de savoir que ces façons de construire, de transporter, de naviguer, de vivre, ne reviendront jamais, à moins qu’un désastre cause l’anéantissement de la vie technologique actuelle et que nous devions tout reprendre du début.

Humble de comprendre leur quotidien dans l’inconfort permanent, avec les dangers omniprésents, faisant des travaux surhumains. Ces gens apparemment ordinaires étaient tous, sans exception, simplement extraordinaires, intrépides, débrouillards, travaillants, ingénieux et fiers.

Je comprends un peu mieux les pratiques religieuses de l’époque. Quand on vit ce genre d’existence bardée de tous les dangers pour si peu de récompenses, on rattache sa volonté de poursuivre sa destinée à plus grand que soi. Et quoi de plus grandiose qu’eux-mêmes alors qu’ils étaient déjà des géants? Dans ma tête, tout est devenu limpide, seuls un dieu et sa ribambelle de saints parvenaient à se démarquer et à leur donner espoir. S’ils avaient su qu’au fond, les vrais saints, les vrais dieux, c’était eux.

La mort en vrac

On a rapporté plus d’une cinquantaine de disparitions de gros navires depuis quelques années en ignorant avec certitude ce qui leur est advenu. Ils se sont éclipsés sans aucun avertissement, sans émettre de signaux de détresse, sans avoir eu à affronter de dangereuses tempêtes, sans cause apparente et aucun n’a réapparu. Cette fois, les fameuses vagues scélérates semblaient être écartées de la liste des suspects. Au début, le mystère restait total, mais un point commun reliait tous ces navires. Je vous rassure, au risque également de vous décevoir, les extraterrestres n’auraient rien à voir avec ces pertes matérielles et humaines. Le lien entre ces navires est qu’ils transportaient tous des produits en vrac et plus particulièrement du minerai et surtout du nickel. Une coïncidence? Sûrement pas.

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On entend beaucoup ces temps-ci sur la toile que ces navires transportant du vrac se seraient liquéfiés. Ah, quelle imprécision menant à la confusion la plus totale! Cette aberration provient d’une très mauvaise traduction. N’ayez crainte, les parois des navires ne se transforment pas soudainement en mélasse. Ce n’est pas la partie structurelle de ces monstres océaniques qui se liquéfie, mais plutôt la cargaison solide qu’ils transportent.

J’explique de quoi il s’agit. Les vraquiers sont d’immenses navires transportant dans leur cale une quantité phénoménale de produits en grains ou en poudre, souvent du minerai. Étant à l’état solide, cette matière ne subit pas le tangage comme une cargaison liquide qui se déplace lorsque le navire gite. Le minerai restant plus ou moins en place, ce type de cargaison quasi immobile maintient la stabilité du navire. C’est pourquoi les cales ne sont pas équipées de cloisons pour limiter les déplacements subits comme sur les vraquiers de produits liquides.

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Mais à la suite de plusieurs pertes annuelles tout aussi incompréhensibles que subites, les enquêtes ont commencé à donner des résultats et ils sont pour le moins étonnants. Dans certaines conditions particulières d’humidité, une montagne de minerai de nickel de type latéritique peut adopter un comportement qui s’apparente à celui d’un liquide. Ce minerai impur contient de l’argile, la cause de la liquéfaction du vrac.

Dus à la houle, les légers mouvements du minerai dans les cales engendrent suffisamment de chaleur pour réduire la friction et occasionner la liquéfaction de la cargaison. Plutôt que d’avoir affaire à des grains individuels qui s’entrechoquent et se retiennent mutuellement par friction, ceux-ci adoptent un comportement solidaire très similaire à celui d’un liquide.

Attention, je précise, car il ne faut pas confondre, les grains de minerai restent tous à l’état solide, mais l’argile humide entremêlée élimine les forces de friction. C’est la montagne de poudre tout entière qui adopte un mouvement collectif cohérent. Le résultat serait spectaculaire, malheureusement, si des marins ont pu l’observer, ils ont tous péri des conséquences de cette masse solide aussi mouvante que de la boue dans les cales de leur navire.

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Lorsque le bateau tangue, la cargaison se déplace et déplace le centre de gravité du vraquier. Dans certaines circonstances, de faibles oscillations de la houle peuvent amplifier celles du minerai qui se met à valser sans que rien puisse l’arrêter. La boucle de rétroaction positive est enclenchée jusqu’à ce que le navire se renverse subitement et coule en quelques secondes. Il ne laisse aux marins que peu de chance d’en réchapper, piégée à l’intérieur du vaisseau qui disparait presque instantanément.

Ceux qui s’en sont réchappés racontent à peu près la même histoire. Aucune tempête, aucune vague scélérate, aucune houle particulièrement intense, juste un tangage anormalement croissant et devenant rapidement hors de contrôle.

Et voilà comment une cargaison censée être tout ce qu’il y a de plus sécuritaire se transforme subitement en une cargaison rebelle et surtout mortelle. Les assurances connaissent maintenant la cause de ces subits chavirements en mer. Soyez certains que les armateurs le sont aussi. À cause de l’accroissement mondial important des demandes en nickel, plusieurs minéraliers sans équipage expérimenté embarquent cette cargaison en faisant fi des mesures de sécurité, dont la mesure de l’humidité du minerai.

Déjà en 2011, les causes étaient connues et pourtant, les navires ont continué à sombrer. Les armateurs minimisent le problème et les marins, eux, malgré les risques encourus prévisibles, continuent de mourir en vrac.