La mort en vrac

On a rapporté plus d’une cinquantaine de disparitions de gros navires depuis quelques années en ignorant avec certitude ce qui leur est advenu. Ils se sont éclipsés sans aucun avertissement, sans émettre de signaux de détresse, sans avoir eu à affronter de dangereuses tempêtes, sans cause apparente et aucun n’a réapparu. Cette fois, les fameuses vagues scélérates semblaient être écartées de la liste des suspects. Au début, le mystère restait total, mais un point commun reliait tous ces navires. Je vous rassure, au risque également de vous décevoir, les extraterrestres n’auraient rien à voir avec ces pertes matérielles et humaines. Le lien entre ces navires est qu’ils transportaient tous des produits en vrac et plus particulièrement du minerai et surtout du nickel. Une coïncidence? Sûrement pas.

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On entend beaucoup ces temps-ci sur la toile que ces navires transportant du vrac se seraient liquéfiés. Ah, quelle imprécision menant à la confusion la plus totale! Cette aberration provient d’une très mauvaise traduction. N’ayez crainte, les parois des navires ne se transforment pas soudainement en mélasse. Ce n’est pas la partie structurelle de ces monstres océaniques qui se liquéfie, mais plutôt la cargaison solide qu’ils transportent.

J’explique de quoi il s’agit. Les vraquiers sont d’immenses navires transportant dans leur cale une quantité phénoménale de produits en grains ou en poudre, souvent du minerai. Étant à l’état solide, cette matière ne subit pas le tangage comme une cargaison liquide qui se déplace lorsque le navire gite. Le minerai restant plus ou moins en place, ce type de cargaison quasi immobile maintient la stabilité du navire. C’est pourquoi les cales ne sont pas équipées de cloisons pour limiter les déplacements subits comme sur les vraquiers de produits liquides.

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Mais à la suite de plusieurs pertes annuelles tout aussi incompréhensibles que subites, les enquêtes ont commencé à donner des résultats et ils sont pour le moins étonnants. Dans certaines conditions particulières d’humidité, une montagne de minerai de nickel de type latéritique peut adopter un comportement qui s’apparente à celui d’un liquide. Ce minerai impur contient de l’argile, la cause de la liquéfaction du vrac.

Dus à la houle, les légers mouvements du minerai dans les cales engendrent suffisamment de chaleur pour réduire la friction et occasionner la liquéfaction de la cargaison. Plutôt que d’avoir affaire à des grains individuels qui s’entrechoquent et se retiennent mutuellement par friction, ceux-ci adoptent un comportement solidaire très similaire à celui d’un liquide.

Attention, je précise, car il ne faut pas confondre, les grains de minerai restent tous à l’état solide, mais l’argile humide entremêlée élimine les forces de friction. C’est la montagne de poudre tout entière qui adopte un mouvement collectif cohérent. Le résultat serait spectaculaire, malheureusement, si des marins ont pu l’observer, ils ont tous péri des conséquences de cette masse solide aussi mouvante que de la boue dans les cales de leur navire.

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Lorsque le bateau tangue, la cargaison se déplace et déplace le centre de gravité du vraquier. Dans certaines circonstances, de faibles oscillations de la houle peuvent amplifier celles du minerai qui se met à valser sans que rien puisse l’arrêter. La boucle de rétroaction positive est enclenchée jusqu’à ce que le navire se renverse subitement et coule en quelques secondes. Il ne laisse aux marins que peu de chance d’en réchapper, piégée à l’intérieur du vaisseau qui disparait presque instantanément.

Ceux qui s’en sont réchappés racontent à peu près la même histoire. Aucune tempête, aucune vague scélérate, aucune houle particulièrement intense, juste un tangage anormalement croissant et devenant rapidement hors de contrôle.

Et voilà comment une cargaison censée être tout ce qu’il y a de plus sécuritaire se transforme subitement en une cargaison rebelle et surtout mortelle. Les assurances connaissent maintenant la cause de ces subits chavirements en mer. Soyez certains que les armateurs le sont aussi. À cause de l’accroissement mondial important des demandes en nickel, plusieurs minéraliers sans équipage expérimenté embarquent cette cargaison en faisant fi des mesures de sécurité, dont la mesure de l’humidité du minerai.

Déjà en 2011, les causes étaient connues et pourtant, les navires ont continué à sombrer. Les armateurs minimisent le problème et les marins, eux, malgré les risques encourus prévisibles, continuent de mourir en vrac.

Vagues scélérates

Évitez de confondre une vague produite par un tsunami et une vague scélérate. Leurs processus de création ne se comparent en rien et on ne les retrouve pas du tout aux mêmes endroits.

Vous voguez en pleine mer, les vagues tout autour de votre navire paraissent normales. Tout à coup, l’horizon devant vous devient noir. Un mur d’eau semble se rapprocher de vous. De 20 à 30 mètres de hauteur, le record rapporté fait état d’un monstre de 33 mètres, cette vague apparait non seulement anormale par sa hauteur, mais aussi par sa forme.

Elle ne ressemble en rien à une houle que votre bateau parvient toujours à gravir pour redescendre de l’autre côté. Non, cette eau vous arrive dessus en formant une paroi presque verticale. Les chances de vous en sortir indemne se réduisent à néant, car votre navire est condamné à subir un terrible choc pour lequel il n’a jamais été conçu, peu importe sa grosseur.

Vague Scélérate - Vue d'artiste - Rogue Wave - Artist view

Les vagues scélérates constituèrent un mythe jusqu’au milieu du XXe siècle et elles furent acceptées comme étant réelles par les scientifiques durant les années 1990. Oui, ces derniers se retranchaient derrière leurs équations linéaires qui prédisaient l’émergence d’une vague de cette amplitude aux 10000 ans!

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Les choses changent le 1er janvier 1995 quand la plateforme pétrolière Draupner en mer du Nord enregistre la hauteur d’une vague venue la percuter à 25,6 mètres de hauteur. Pour qu’une vague soit appelée «scélérate», elle doit mesurer plus de 2,1 fois la hauteur significative Hs des vagues de l’endroit. Celle-ci correspondait à 2,37 fois cette hauteur et elle représentait la première preuve béton de l’existence de ces monstres incompréhensibles.

Aujourd’hui, les vagues scélérates avérées, les scientifiques se défendent d’avoir toujours cru les récits de ces capitaines chevronnés, mais ils tentent en réalité de faire disparaitre les preuves de leur ancien dédain lorsqu’ils les traitaient tous de menteurs et d’ivrognes tandis qu’eux-mêmes n’avaient jamais posé les pieds sur un navire en plein océan durant une tempête.

On a pensé détenir la cause de leur formation en analysant des vagues le long de la côte de l’Afrique du Sud. Le fort courant vers l’ouest associé à des vents opposés parviennent à créer des vagues de hauteur dépassant parfois la cote 2,1 Hs. Toutefois, les témoignages de vagues scélérates apparues très loin des courants marins ont mis à mal cette théorie reléguée depuis à un phénomène de diffraction.

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Les vagues scélérates ne partagent pas toutes les mêmes caractéristiques. Hormis leur taille inhabituelle et leur forme quasi verticale, leur direction peut varier d’une vingtaine de degrés par rapport aux autres vagues. Elles peuvent aussi survenir par paquet de trois et sont alors appelées «les trois sœurs».

En anglais, ils utilisaient le terme «freak wave», mais cette désignation semble vouloir disparaitre au profit de la «rogue wave».

Ce type de vague crée des pressions énormes sur les structures métalliques des navires marchands et de croisière, dix fois plus importantes que celles prises en considération lors de leur conception. C’est donc dire qu’aucun bateau ne leur est invincible. Les vagues frappent de plein fouet le château des plus grands navires, brisant leurs vitres et les commandes de navigation. On estime la perte d’un cargo par année due à ces vagues apparues de nulle part.

Mais comment se forment-elles? Une réponse a surgi d’un tout autre domaine d’expertise, comme pour la résolution de plusieurs énigmes scientifiques. Les vagues auraient un comportement linéaire bien connu et maitrisé, mais elles auraient également un comportement non linéaire décrit par l’équation de Schrödinger de la physique quantique.

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Imaginez un train d’ondes, ce sont les vagues. Tout à coup, pour des raisons restées mystérieuses, l’une d’elles commence à pomper l’énergie de ses deux voisines, faisant baisser leur hauteur au profit de la sienne qui s’élève anormalement. Un mur d’eau vient de se créer devant vos yeux. On sait que ce processus existe, on ignore encore dans quelles circonstances il se déclenche.

Rajoutez à ce concept de pompage énergétique la probabilité de superposition lorsque deux trains de vagues de directions différentes interfèrent et vous obtenez des vagues dépassant largement les 2,1 Hs.

Les structures élevées des navires n’étant pas conçues pour résister à de fortes pressions, une vague scélérate peut faire couler n’importe quel navire en quelques minutes, comme cela survint au réputé insubmersible (un autre!) cargo allemand München le 12 décembre 1978 en Atlantique Nord.

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Avec l’avènement des satellites radar, les vagues des océans du monde sont constamment mesurées et la fréquence des scélérates se situe bien au-delà de tout ce qu’on avait cru possible. Il n’est pas rare d’en trouver quelques-unes en train de se déchainer simultanément sur l’une ou sur plusieurs mers du monde.

L’ancienne estimation d’une seule vague scélérate par dix mille ans montre jusqu’à quel point les scientifiques peuvent parfois se tromper lourdement et ils devraient, du moins j’espère, gagner en humilité. Ça leur ferait un bien fou de croire aux humains leur racontant des expériences vécues et de prendre l’air en leur compagnie plutôt que de rester enterrés au fond de leur bureau à tripoter avec concupiscence leurs équations fétiches inadéquates, mais combien rassurantes!