Les 7 jours d’une grippe d’homme

On dit souvent que les hommes ressentent la grippe différemment des femmes. Si aptes à endurer des douleurs physiques aiguës, ils semblent pourtant incapables d’affronter honorablement cette maladie qui, sommes toutes, reste dans la très grande majorité des cas relativement banale aux conséquences mineures et aux séquelles plutôt inexistantes.

Plusieurs personnes avancent des explications d’ordre psychologique. Il n’en demeure pas moins que ce comportement de la gent mâle semble répandu, pour ne pas dire généralisé. Il transcende les générations, les cultures et les époques. Aujourd’hui, je n’apporterai pas ma contribution personnelle à l’édifice théorique, mais puisque je termine actuellement une grippe… d’homme, ma mémoire est fraiche pour vous rapporter assez fidèlement mes impressions des sept derniers jours. Voici donc la petite histoire de ma grippe d’homme en sept phases, une pour chaque jour.

Jour 1 —J’ignore — Le déni

La gorge me pique, j’ai de légers étourdissements, je sens un bandeau m’enserrer la tête, je frissonne occasionnellement, mais ce n’est pas la grippe. Tout au plus une irritation de la gorge par un polluant quelconque, la grippe, c’est pour les autres. Je pars travailler comme à l’habitude ce serait idiot de rater une journée de travail pour une simple supposition certainement fausse. Plusieurs personnes au bureau s’absentent ces temps-ci pour soigner une grippe, mais je refuse catégoriquement de relier ces cas à mes symptômes. Et même si j’ai effectivement chopé un virus, je suis fort et en santé, ça va passer rapidement.

Jour 2 —Je suis capable — L’optimisme

Je me rends à l’évidence, c’est bien une grippe. Une toute petite grippe, une grippette de rien du tout. Ça va passer tout seul si je fais attention. Je poursuis mes activités normales, mais je m’abstiens de faire des folies. Je me couche un peu plus tôt pour m’aider à guérir. Ainsi, je n’aurai pas besoin de prendre des médicaments, surtout que la grippe, on en soigne seulement les symptômes, alors je vais les endurer le temps qu’ils passent. Les symptômes changent rapidement et pas pour le mieux, je vis probablement l’apex de la maladie, demain ça ira mieux et je dirai adieu aux papiers-mouchoirs.

Jour 3 —Je ne suis pas capable — Le réalisme

La vache, elle est en train d’avoir ma peau. Je ne parle plus de symptômes, mais d’abominations. Ça ne fait que quelques jours et déjà je pense à un combat perdu d’avance. Je ne saurais nommer une seule partie de mon corps exempt de douleurs. Mon nez se compare à la fontaine de Trévi et mon gosier à du fil barbelé. Ma tête a cessé de fonctionner au moment où la pression interne a fait sauter les valves à idées. Je dévalise la pharmacie du coin et en rapporte tout objet dont l’étiquette comporte le mot «grippe». En arrivant à la maison, je prends une dose de tous les produits pour ne pas avoir à choisir et risquer de rater le meilleur. L’appel du lit est ma nouvelle vocation. J’y plonge en espérant m’en extirper plus en forme dès demain matin.

Jour 4 —Je ne suis plus capable — L’abandon

Il n’y a plus aucun espoir. C’est fini. La grippe fera une autre victime. Je ne sors de mon lit que pour remplir ma gourde et vider ma vessie. La chambre est jonchée de papiers-mouchoirs, d’emballages de médicaments et de désespoirs. Bien drogué, mes courbatures sont heureusement moins pénibles, mais les éternuements et les quintes de toux demeurent ininterrompus. Je regarde ma vie et je la trouve moche, inutile, misérable. Je dors et au réveil je me rendors. Si on m’avait dit que l’humain vivait cela, j’aurais refusé de naitre. Je peux me battre contre n’importe quel adversaire de ma taille, et même plus grand, mais pas contre ces guerriers microscopiques tortionnaires dénués de la moindre pitié.

Jour 5 —Je vais mourir — La fatalité

Seule consolation, l’agonie sera de courte durée, mais entretemps je dois encore subir cette torture incessante. J’ai perdu tout appétit ainsi que mon humanité. Je ressemble à une loque, à un zombie, à un ver de terre. Parce que j’ai vidé la réserve, je dois recycler mes papiers-mouchoirs et ça ne me dérange même pas. Mes seules occupations conscientes sont de boire de l’eau et d’uriner, je mange également quelques chips. Tant qu’à mourir, j’exauce mes dernières volontés. Du côté de la gorge, il y a amélioration, mais je mouche mes poumons et mon cerveau. Décérébré, foutue façon de crever. Mon seul exercice intellectuel encore possible, je peux encore prévoir mes flatulences. Ça m’encourage à penser que ma fin approche.

Jour 6 —Je survis — Une lueur d’espoir

Y aurait-il une vie après la grippe? J’ai mieux dormi que les nuits précédentes, d’épuisement, très certainement, mais au réveil j’ai un peu perdu de ce misérabilisme caractéristique des derniers jours. Mes savates trainent moins lourdement sur le parquet. Mon dos a un peu perdu de son quasi modo. Mon nez coule encore, mais la grande inondation semble vouloir se tarir. Je redécouvre la signification du mot appétit et même le sens de dévorer. Mes cinq sens n’affichent plus leur pancarte «hors d’usage». Je présume toutefois avoir plus d’énergie que la réalité et je redécouvre mon lit assez tôt dans la journée. Malgré ce début de journée en pétard mouillé, une flamme semble s’être toutefois rallumée au plus profond de mon organisme. Il ne me reste qu’à la protéger et à la faire croitre.

Jour 7 — Je prends du mieux — Le retour graduel à la normale

Malgré un sentiment de faiblesse toujours présent, mais grandement atténué, je réussis à vaquer à mes occupations plutôt normalement. Bien sûr, je me déplace encore avec ma boite de papiers-mouchoirs et ma bouteille de sirop contre la toux dans les mains ou les poches, cependant les quintes deviennent de plus en plus espacées. J’ai l’idée d’aller m’acheter un t-shirt avec l’affirmation suivante imprimée dessus: «J’ai survécu à la grippe». Je me retiens, car cette intention me semble encore prématurée, une rechute est si vite arrivée! Alors je m’abstiens malgré le sentiment de fierté d’avoir échappé de justesse à la grande faucheuse. Ça semble exagéré et pourtant je ne donnais pas cher de ma peau lorsque j’étais au plus mal. Vivre avec un bras coupé me semblait moins catastrophique que d’endurer cet ennemi invisible encore plusieurs jours. La nature est bien faite, malgré tout. Ces bestioles nanométriques semblent connaitre notre niveau de tolérance maximal qu’ils atteignent sans toutefois l’outrepasser. Bien entendu, s’ils tuent leur hôte, du même coup ils se suicident, une stratégie perdante qu’ils tentent certainement d’éviter. Le soir du septième jour, j’obtiens une preuve concrète de mon rétablissement en cours, je me sers un glencairn de scotch que je parviens à déguster, le coup de grâce donné à l’ennemi, l’état de grâce pour le survivant.

Les promesses impériales

Tous les empires se créent et se développent autour de promesses faites aux gens qu’ils désirent intégrer, enrôler, embrigader. Parfois, pas très souvent, les promesses restaient modestes, réalistes et tenues durant longtemps. D’autres ne furent qu’un tissu de mensonges rapidement consumé, des étoiles filantes. La plupart des empires ont entretenu des illusions par l’usage de croyances religieuses d’autant plus indiscutables qu’elles étaient imbéciles. Les promesses attirent les esprits et les religions les incarcèrent.

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Aujourd’hui, ce processus demeure valide et les deux garanties essentielles données par les empires à leurs citoyens n’ont pas changé. Sécurité et prospérité sont les deux mamelles impériales primordiales auxquelles s’abreuve le peuple captivé, mais captif.

Pour respecter la seconde promesse faite à leurs citoyens, celle de la prospérité, les empires ont besoin de s’étendre. Pour l’obtenir, les guerres représentent le moyen privilégié de toujours. Cependant, elles fragilisent la promesse de sécurité, puisqu’elles créent de nombreux ennemis prêts à tout pour récupérer les spoliations.

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Ainsi, les empires transportent les germes de leur propre fatalité en se bâtissant sur deux oppositions irréconciliables. Voilà pourquoi tous les empires ont fini et finiront par mourir malgré leur puissance et leur hégémonie. L’illusion pourra durer, elle ne persistera jamais.

L’histoire neutre met en lumière ces lentes descentes, celles des Grecs, des Romains, des Mongols, des Teotihuacanais, des Espagnols, des Français, des Anglais, des Japonais, des États-Uniens, etc. et elles se ressemblent toutes plus ou moins. Elles sont dues aux dilutions des forces, parfois retardées par des moyens technologiques supérieurs à ceux des adversaires, mais jamais entièrement suffisants pour éviter l’affaiblissement systémique.

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Mais si les empires titubent bien avant leur chute, le coup de grâce a souvent été assené par une cause non humaine. Dans bien des cas, ce fut l’œuvre d’une catastrophe naturelle qui a brisé définitivement certaines promesses impériales et par conséquent la confiance du peuple envers leur protecteur.

Volcanisme, séismes, météorisme et inondations ont apporté destructions globales, famines, maladies épidémiques, périodes prolongées de gel, invasions d’insectes, déchirures du tissu social et déchéances. L’histoire est remplie de ces corrélations entre disparitions d’empires et cataclysmes puisque l’illusion de sécurité nourrie par l’apaisement des dieux ne persiste toujours qu’un certain temps. La Nature agit sans notre consentement, sans se préoccuper de nos prières ni de nos implorations.

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Aujourd’hui, rien n’a changé et les empires actuels sont en voie d’être remplacés par d’autres plus primitifs encore, faisant miroiter les mêmes idioties séculaires.

La durée d’une vie humaine est passablement courte, c’est bien connu. Les empires resteront donc toujours attractifs, car les gens pensent pour les prochaines dizaines d’années, jamais bien au-delà. Alors, vaut-il mieux croire aux avantages des empires ou non? Les empires ne représentent que des trains, pas des destinations. Simplement, ne pas se bercer de leurs illusions et s’estimer chanceux si leur destruction ne survient qu’après notre mort, cette seule et vraie destination.