Une recette éculée

Ce qu’on appelle la civilisation humaine a réellement commencé à exister lorsque des peuplades se sont sédentarisées en adoptant un changement radical de comportement par rapport à leur nourriture.

Lorsque nous étions des chasseurs-cueilleurs, nous ressemblions aux autres animaux, cherchant perpétuellement notre nourriture. Nous la trouvions, l’amassions durant la manne, l’entassions un petit moment et la consommions presque au fur et à mesure. La recherche de nourriture était constante et pour ce faire, nous suivions les migrations d’animaux, ratissions d’autres parcelles abritant des denrées mûres et pêchions en des lieux différents selon les espèces et la saison.

Chasseurs-cueilleurs

La vie à cette époque se résume essentiellement à quérir la nourriture là où la nature la dépose. Peu de réserves sont possibles, la recherche est donc perpétuelle et les affres du climat mettent gravement en péril la survie des petites communautés. Cette pression pour la survie en des lieux non délimités engendre des guerres territoriales afin de repousser un clan osant s’aventurer dans le garde-manger des autres. Chasser l’animal ou l’humain s’effectue avec les mêmes armes, seules les techniques varient un peu. La vie est rude, car elle ne laisse aucun répit. Il faut trouver de la nourriture ou crever.

Cette précarité a forcé nos ancêtres à inventer des solutions afin d’aménager un peu de répit dans leur vie. L’élevage s’est imposé comme étant une solution pleine de bon sens. On ne court plus après les animaux, on les accompagne, mais aussi on les dirige vers les bons pâturages. On crée des enclos pour les protéger des prédateurs, on les aide à mettre bas, bref on prend soin de son cheptel. Ainsi, devenir éleveur permet d’éviter les longues, complexes et dangereuses migrations de troupeaux. Nos réserves à portée de main ne sont plus mortes, mais vivantes. En transformant localement et paisiblement de l’herbe en viande, les animaux d’élevage apportent un apaisement dans les tensions entre les clans. Les lances restent affutées tandis que les habiletés des chasseurs s’émoussent.

Transhumance

L’agriculture répond aux mêmes besoins que l’élevage. Faire pousser localement et en sécurité ce dont on a besoin plutôt que de parcourir de grands territoires potentiellement dangereux.

Ainsi, le problème quotidien de trouver de la nourriture est devenu moins critique. Une famille d’agriculteurs-éleveurs parvient assez aisément à nourrir plusieurs familles. C’est alors qu’elle prend des ententes avec des voisins. Elle leur fournira la nourriture, en retour elle recevra la protection des guerriers, de l’aide pour la construction de sa cabane, on l’aidera à s’approvisionner en eau, on lui construira des outils plus performants pour atteler ses animaux, creuser sa terre ou transporter sa production. Et voilà comment les métiers spécialisés se sont créés, ainsi que l’économie basée sur une évaluation de la valeur des travaux de chacun. C’est ce qu’on appelle aujourd’hui la civilisation.

Vieux-outils

Toutefois, quelque chose d’important a basculé. Lorsque les richesses étaient éphémères parce que périssables, les individus ne restaient pas riches très longtemps. Mais un outil en bois, ça se conserve. Il est donc possible d’accumuler des biens sans perdre leur valeur avec le temps.

Avec le talent et l’imagination, les techniques des artisans se raffinent. Ils deviennent plus productifs et ils échangent une plus grande quantité de biens qui, personnellement, ne leur serviraient absolument à rien. Que faire de 42 haches lorsqu’on n’a que deux bras, sinon de les échanger pour des biens diversifiés ? Une plus grande hutte, un atelier plus fonctionnel, plus de nourriture, plus d’aides, etc. Le troc, l’asymétrie des échanges a finalement favorisé la création des monnaies et devises et conséquemment leur accumulation.

Vous pouvez le constater, rien n’a vraiment changé depuis ce temps. Nous en sommes encore à la case 2 d’un grand jeu qui pourrait en contenir bien d’autres. Nous agissons encore aujourd’hui comme nos lointains ancêtres qui se sont affranchis de la chasse-cueillette pour adopter un style d’économie basé sur la spécialisation des tâches et l’accumulation de richesses impérissables.

Nous agissons depuis plus de dix mille ans à complexifier un système économique basé sur la croissance continue sans vraiment le transformer à cause de l’abondance des territoires et des ressources.

Ce système est resté fonctionnel tant que la Terre parvenait à offrir de nouveaux endroits à conquérir. On comprend donc la frénésie engendrée par la découverte du Nouveau Monde.

Ce n’est plus le cas. La planète ne suffit plus à la tâche. Pourtant, on ne voit aucun changement notable à l’horizon, car rien n’est plus difficile à oublier qu’une vieille recette gagnante datant de dix mille ans, même lorsqu’elle nous fait perdre. La solution inventée pour l’occasion est honteuse. On dissimule les pertes et l’on rend les gains ostentatoires.

Bilan

Nous refusons de regarder tous les effets de nos actions. Nous calculons tous les revenus en omettant de comptabiliser plusieurs dépenses. Les effets négatifs des industries sur la nature n’ont jamais été pris en compte ou ne le sont que depuis très récemment et de façon très parcellaire. La compétition encourage les industries des pays aux lois environnementales laxistes, pourtant la pollution est mondiale. En polluant son air, un pays comme la Chine pollue le nôtre et pourtant nous ne lui imposons aucun tarif. Nous préférons ne pas adopter de nouvelles lois environnementales plus contraignantes plutôt que d’exiger de tous les pays qu’ils se mettent à niveau s’ils veulent continuer d’exporter leur production.

En donnant une valeur au carbone via sa bourse, nous fixons un prix à la pollution afin de comptabiliser toutes les dépenses entrant dans la réalisation des biens de consommation. Les activités industrielles contractent une dette auprès de l’environnement, car elles le dégradent. Il est tout à fait naturel de rajouter cette dépense dans les rapports financiers des entreprises. 

Nous avons vécu et agi d’une certaine manière durant dix mille ans et celle-ci nous a apporté la prospérité. C’est difficile à accepter de changer sa façon de voir le succès, mais est-ce si difficile à comprendre que cette méthode a vidé le frigo et rempli la poubelle ?

Dans les faits, le statu quo n’apparait même pas sur le bulletin de vote relatif à notre avenir. Il ne reste qu’à se demander si on place son crochet dans la seule case présente ou si on s’abstient de voter. Que vous l’acceptiez ou pas, c’est un fait, il ne reste qu’une seule option.

Seul-Choix

Il reste à savoir si nous disposons encore de temps pour mettre des changements en application. Personnellement, je crains que nous l’ayons épuisé. Alors, pourquoi s’efforcer d’infléchir le cours des événements ? Un père de famille ne se rue-t-il pas dans sa maison en flammes pour sauver les siens même s’il a conscience de l’inutilité de son geste ? Mourir piteusement ou mourir courageusement, là encore, votre vote est requis. Et qui sait ? Parfois survient l’impossible.

Il faut d’abord savoir mourir

Le Québec et quelques états du centre-nord-ouest des É.U.A. ont été les seuls endroits sur la planète à subir une «anomalie» climatique à la baisse cet hiver. J’utilise le terme « anomalie », puisque la norme est maintenant au réchauffement, ce qui s’est produit de façon très marquée un peu partout et surtout en Sibérie où les records de clémence se sont succédé quotidiennement durant des mois.

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Ce n’est pas la première année que le Québec se retrouve à l’opposé de la tendance mondiale. J’en ai parlé l’an dernier et aussi en 2017. Ça commence donc à devenir une réalité annuelle et j’essaye de comprendre les causes derrière cette bulle de froid stationnaire au-dessus de notre territoire durant la saison blanche.

Tout d’abord, elle suit étrangement bien nos frontières et ce n’est certainement pas dû au hasard. Puisque l’est des É.U.A. est fortement peuplé, l’air plus chaud engendré par la très grande activité humaine empêche l’air froid arctique de pénétrer profondément les états de la Nouvelle-Angleterre. Lorsqu’on regarde l’est de l’Amérique du Nord la nuit à bord de la Station Spatiale, les lumières tracent très bien cette barrière sud.

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Lorsque la baie d’Hudson n’est pas entièrement gelée en surface, l’eau agit également comme une barrière thermique poussant l’air froid plus à l’est, donc au-dessus des terres québécoises. L’océan Atlantique qui borde la frontière est agit de même. Voilà comment le Québec se retrouve avec trois frontières thermiques qui emprisonnent l’air froid arctique qui s’engouffre allègrement par la quatrième et qui se retrouve sans porte de sortie. L’air arctique peut stagner longtemps, engendrant des précipitations abondantes, surtout sous forme de neige ou de verglas.

Oui, la glace s’est aussi mise de la partie pour nous faire vivre un hiver compliqué. Des épisodes de verglas alternant avec des chutes de neige importantes, les toits des édifices se sont retrouvés avec de lourds mille-feuilles difficiles à pelleter. Plusieurs toits se sont effondrés. Ici, chez moi, ma porte d’entrée pivotait avec grandes difficultés, signe évident d’un surpoids au-dessus de nos têtes. Heureusement, des pluies abondantes ont eu raison des blocs de glace avant qu’ils ne causent des dégâts.

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On peut s’estimer chanceux d’être épargnés par le réchauffement global. Un jour viendra où on le subira comme partout ailleurs dans le monde, mais en attendant, les sports d’hiver restent encore possibles sur notre territoire, plus pour très longtemps, je le crains. Lorsque l’Arctique se sera suffisamment réchauffé, il n’existera plus d’air glacial nordique pour venir occuper le territoire québécois en hiver.

On remplacera nos sapins par des cocotiers et nos épinettes noires par des palétuviers. On glissera sur des dunes, on jouera à la crosse plutôt qu’au hockey, on pourra oublier sa bouteille d’eau dans l’auto sans risque de gel. On saura que notre vie a suivi un cours différent lorsqu’en janvier, les gars se promèneront avec des chemises fleuries plutôt qu’à carreaux et des bermudas au lieu de combinaisons à grandes manches.

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Une saison me manquera particulièrement et ce n’est pas l’hiver, mais sa fin, le printemps. Quels étourdissements je vis lorsque je retrouve toutes ces jolies femmes dans leurs accoutrements printaniers après la saison sage! Non, rien ne vaut ces moments magiques, pas même trois degrés supplémentaires, pas même les ananas, pas même un été permanent.

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Le printemps, le prime temps, la renaissance, mais pour enfin renaitre, il faut d’abord savoir mourir.

Une rivière et un havre

Une journée d’été magnifique, un peu trop chaude à mon goût, malgré un mercure indulgent. Le soleil bénéficie de l’air relativement pur pour mieux nous assommer. Ma casquette endure l’épreuve en silence, mais pleure tout de même quelques larmes de sueur.

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Vous voyez dans cet article des clichés que je viens de réaliser à deux pas de chez moi à Montréal. Le plan d’eau, c’est la rivière des Prairies, un bras du fleuve Saint-Laurent ceignant la rive nord de l’ile de Montréal. La largeur de la rivière à cette hauteur atteint environ un kilomètre.

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Le niveau de cette rivière et celui de son affluent demeurent très bas à cause de la chaleur et du manque de précipitations. Le débit du seul émissaire des Grands Lacs est régulé par une série de barrages contrôlant les niveaux des cinq immenses résidus d’eau douce de la dernière grande glaciation. La linéarité du fleuve exempt de méandres confirme sa jeunesse, mais aussi que son eau coule dans une faille géologique majeure, la faille Logan, séparant les Appalaches au sud du bouclier Précambrien au Nord.

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À cette hauteur, les rives sont gardées à leur état naturel et les oiseaux aquatiques viennent y nicher en grand nombre. Canards noirs, colverts, branchus, huards, pluviers, hérons et mouettes n’ont pas à se disputer le territoire beaucoup plus vaste que leurs besoins. Ça ne les empêche pas toutefois de participer à des petites sauteries en groupe où leur promiscuité contraste avec la vastitude des paysages. La grégarité se décline chez bien des espèces autres que l’humaine.

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Les bosquets environnants regorgent d’oiseaux discrets, parulines, sittelles, chardonnerets, mésanges et étourneaux, mais la chaleur les cloue sur place, les rendant invisibles puisque les prédateurs rôdent en permanence. Le parc se situe à une dizaine de mètres au-dessus du niveau d’eau actuel. Au printemps, la rivière en crue atteint sa bordure. Le boulevard Gouin tout près est parfois inondé. La différence des niveaux saisonniers est impressionnante, et ce malgré les barrages régulant les débits. Maintenant, c’est tout le contraire et la navigation de plaisance peine à éviter les hauts-fonds. Tant mieux, ça fait moins de moteurs pour la polluer.

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Le temps de rebrousser chemin est arrivé, confirmé par le niveau d’eau dans ma petite bouteille. Je dévisse mon trajet jusqu’à l’appart, heureux de la promenade, mais aussi d’une fraicheur retrouvée.

Je vois la vie comme à bord d’un voilier. Aussi plaisante que soit la navigation où le marin découvre des mers et des iles magnifiques, il n’est jamais aussi heureux que lorsqu’il jette l’ancre dans une anse qui lui servira de havre.

Les promesses impériales

Tous les empires se créent et se développent autour de promesses faites aux gens qu’ils désirent intégrer, enrôler, embrigader. Parfois, pas très souvent, les promesses restaient modestes, réalistes et tenues durant longtemps. D’autres ne furent qu’un tissu de mensonges rapidement consumé, des étoiles filantes. La plupart des empires ont entretenu des illusions par l’usage de croyances religieuses d’autant plus indiscutables qu’elles étaient imbéciles. Les promesses attirent les esprits et les religions les incarcèrent.

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Aujourd’hui, ce processus demeure valide et les deux garanties essentielles données par les empires à leurs citoyens n’ont pas changé. Sécurité et prospérité sont les deux mamelles impériales primordiales auxquelles s’abreuve le peuple captivé, mais captif.

Pour respecter la seconde promesse faite à leurs citoyens, celle de la prospérité, les empires ont besoin de s’étendre. Pour l’obtenir, les guerres représentent le moyen privilégié de toujours. Cependant, elles fragilisent la promesse de sécurité, puisqu’elles créent de nombreux ennemis prêts à tout pour récupérer les spoliations.

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Ainsi, les empires transportent les germes de leur propre fatalité en se bâtissant sur deux oppositions irréconciliables. Voilà pourquoi tous les empires ont fini et finiront par mourir malgré leur puissance et leur hégémonie. L’illusion pourra durer, elle ne persistera jamais.

L’histoire neutre met en lumière ces lentes descentes, celles des Grecs, des Romains, des Mongols, des Teotihuacanais, des Espagnols, des Français, des Anglais, des Japonais, des États-Uniens, etc. et elles se ressemblent toutes plus ou moins. Elles sont dues aux dilutions des forces, parfois retardées par des moyens technologiques supérieurs à ceux des adversaires, mais jamais entièrement suffisants pour éviter l’affaiblissement systémique.

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Mais si les empires titubent bien avant leur chute, le coup de grâce a souvent été assené par une cause non humaine. Dans bien des cas, ce fut l’œuvre d’une catastrophe naturelle qui a brisé définitivement certaines promesses impériales et par conséquent la confiance du peuple envers leur protecteur.

Volcanisme, séismes, météorisme et inondations ont apporté destructions globales, famines, maladies épidémiques, périodes prolongées de gel, invasions d’insectes, déchirures du tissu social et déchéances. L’histoire est remplie de ces corrélations entre disparitions d’empires et cataclysmes puisque l’illusion de sécurité nourrie par l’apaisement des dieux ne persiste toujours qu’un certain temps. La Nature agit sans notre consentement, sans se préoccuper de nos prières ni de nos implorations.

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Aujourd’hui, rien n’a changé et les empires actuels sont en voie d’être remplacés par d’autres plus primitifs encore, faisant miroiter les mêmes idioties séculaires.

La durée d’une vie humaine est passablement courte, c’est bien connu. Les empires resteront donc toujours attractifs, car les gens pensent pour les prochaines dizaines d’années, jamais bien au-delà. Alors, vaut-il mieux croire aux avantages des empires ou non? Les empires ne représentent que des trains, pas des destinations. Simplement, ne pas se bercer de leurs illusions et s’estimer chanceux si leur destruction ne survient qu’après notre mort, cette seule et vraie destination.

NG – Un beau livre sur le Québec

National Geographic vient de publier un livre sur le Québec photographié dans son intégralité par un Québécois qui s’est rendu jusqu’aux confins de notre immense pays pour en saisir toute sa splendeur. Actuellement offert en anglais, la sortie de la version française aura lieu le premier mai.

Ce mandat a été confié à Mathieu Dupuis, un Abitibien qui a vécu son lot d’aventures en tentant de capturer la lumière partout où il est allé. Cent-mille kilomètres plus tard, il rend le résultat de ses trouvailles, 3000 photographies, à la célèbre entreprise au rectangle jaune.

Ce livre de 272 pages et de 230 photos sera disponible au Québec un peu partout et également en France. On pourra aussi se l’offrir par achat en ligne chez Amazon.

Source: La Presse

Photo : National Geographic – Le mont Chaudron en Abitibi

Je sens le loup !

Durant plusieurs années, je me suis fait un devoir, dès la fonte des neiges, de partir seul en forêt, dans un endroit m’étant encore inconnu. Ici, à certains endroits, la neige perdure assez tard au printemps, surtout à l’ubac où poussent les résineux. Armé de mes cartes topographiques, de mon GPS, de ma boussole, de mes bâtons de marche et d’un kit de survie, j’essaye de me tracer un itinéraire à travers les bois où l’haleine de l’humain n’a peu ou jamais eu la chance de se faire sentir.

Une année, j’avais choisi une forêt éloignée de toute piste de 4×4 ou de chemin d’exploitation forestière. Je devais d’abord monter au sommet d’une montagne pour ensuite suivre un ruisseau de fonte vers un ravin qui m’amenait au pied de la falaise. De là, je me retrouverais en terrain plat sur cinq kilomètres jusqu’à un marais que j’espérais encore gelé.

Lorsqu’on parcourt des forêts laissées à leur état naturel, les obstacles affluent. Densité des branchages, arbres déracinés, se frayer un chemin parmi cette végétation mi-morte mi-vivante oblige à effectuer de multiples détours. Étant de la vieille école, je préfère me fier à mes sens et à ma boussole qu’au GPS qui peut à tout moment refuser pour une quelconque raison d’indiquer ma position. En pleine forêt, les arbres ne portent ni nom ni numéro civique. L’iPhone n’est d’aucune utilité. Ça prend un bon vieux Garmin chargé avec les cartes topographiques adéquates. Pour qu’un GPS puisse fonctionner correctement et avec précision, il faut cependant recevoir les signaux simultanés d’au moins 4 satellites. Si un ravin, une falaise ou les deux viennent à vous couper les ondes, vous aurez droit à des messages d’excuses, bien inutiles. Mais ce qui survint cette fois-là n’a eu aucun rapport avec la connaissance précise ou non de ma localisation. Je me suis simplement retrouvé sur un territoire n’appartenant pas à l’humain.

Dès le début de ma descente, j’ai commencé à sentir quelque chose d’inhabituel. Je suivais la faille entre deux montagnes servant à écouler l’eau de fonte. La terre était encore gelée et seul un léger filet d’eau serpentait entre quelques rochers dévalés des hauteurs à des époques inconnues. Tout à coup, les poils de ma nuque se sont dressés sans raison apparente, mais j’en ai immédiatement déduit la cause. Je n’étais pas sur le territoire des humains, mais sur celui des bêtes. Mes observations subséquentes ont confirmé ce constat. Ici à gauche, le fémur d’un cerf. Là devant, les plumes d’une perdrix ayant récemment connu de meilleurs jours, En haut, perché dans un arbre, la carcasse d’une bête ayant vainement espéré trouver refuge. Les preuves s’accumulaient, je me retrouvais sous observation et en pleine évaluation de mon potentiel de dangerosité. Je pouvais sentir l’haleine des loups sur moi.

Un loup est une bête très intelligente et il agit de la sorte. Lorsqu’il reconnait ses droits sur un territoire parce que celui-ci n’est pas arpenté par l’humain, il se l’approprie à titre de l’espèce dominant la chaine alimentaire de ce lieu. Vous avez donc intérêt à agir en conséquence, surtout lorsque vous vous retrouvez seul, et c’est ce que je fis. Ne pas manifester de la peur, seulement du respect. Partir en ne laissant planer aucun doute sur ses intentions. Ne pas se hâter, mais ne pas flâner dans les environs, simplement passer son chemin.

Oui, leur haleine est perceptible. Ce jour-là, j’ai senti les loups très près et autour de moi alors que je foulais leur territoire. Ils ne m’ont pas accueillis, ils m’ont simplement toléré quelques instants. Ils ont également compris que je les avais perçus, sans les craindre, mais en respectant leur droit de propriété.

Durant un instant, je me suis demandé ce qui surviendrait advenant une chute où je me blesserais suffisamment sérieusement pour compromettre ma randonnée. Ça m’a permis d’accroitre ma vigilance, car je n’ai jamais douté de la finitude. Je serais disparu de la surface de la terre sans que personne ne sache jamais ni la cause ni le lieu de ma disparition. Ça m’a fait sourire, sachant qu’on est bien peu de choses dans l’univers. Une leçon d’humilité pour ceux sachant la comprendre et l’apprécier.