La chanteuse

Je terminais parfois mes journées de travail dans un resto-bar situé à quelques rues de chez moi. La cuisine était excellente pour un prix plutôt acceptable. La clientèle cible consistait en gens d’affaires, majoritairement des hommes, et en de petits groupes de deux à quatre femmes, parfois plus lors d’événements comme un anniversaire ou une sortie organisée par un employeur.

I Will Survive

J’étais relativement discret et contrairement à beaucoup d’hommes sur place, je ne cherchais pas nécessairement à terminer la soirée dans un plumard en compagnie d’une joliette. Préférant les discussions intelligentes aux banalités rebattues de la séduction hormonale, j’ai eu nombre d’amies ainsi que quelques amantes. Ces femmes avaient en commun de fuir comme la peste les hommes très entreprenants et superficiels, soit les mâles majoritaires en ces lieux.

De la musique
Lorsque les consommateurs avaient bien mangé et bu quelques verres, la soirée se poursuivait pour certains sur la piste de danse. Un duo formé d’un musicien multi-instrumentiste et d’une chanteuse enchainait les tubes dans des styles musicaux variés et entrainants. Sophie semblait connaitre les paroles de toutes les chansons, jeunes ou vieilles, et ce tant en français, en anglais ou en espagnol. Elle parvenait toujours à satisfaire les clients munis de leurs demandes spéciales.

Elle pratiquait son métier avec amour et grande passion. Quand elle chantait, ses yeux projetaient des éclairs vers les couples et groupes de danseurs. Son énergie était absolument enivrante et contagieuse.

Un des fantasmes masculins les plus courants est de « se faire la chanteuse », surtout si elle dégage une féminité et un charme hors du commun, ce qui était le cas de Sophie. Consciente de son aimantation irrésistible, elle portait une attention particulière durant ses pauses à repousser gentiment et poliment toutes les offres non sollicitées ou non désirées.

Première discussion
Elle était habituée à me voir au bar ou à danser et je n’ai jamais cherché à l’aborder directement, non pas qu’elle m’était indifférente, je cherchais simplement à ne pas l’importuner avec un énième papier tue-mouche. Un soir où un enquiquineur de la pire espèce s’acharnait à lui tenir une conversation forcée, elle est venue s’assoir près de moi en actant d’être ma copine. Étant donné ma discrétion naturelle, elle avait confiance que j’agirais adéquatement. J’ai joué le jeu jusqu’au départ du crampon. Ensuite, nous avons poursuivi notre conversation normalement. À partir de ce moment et tous les soirs suivants, lorsqu’elle terminait un set, elle venait systématiquement s’assoir avec moi sans jamais l’avoir invitée. Elle semblait toujours heureuse de me voir, de me parler et de garder les autres hommes à bonne distance. À part la musique, elle avait de nombreux sujets d’intérêt variés et aucun n’était tabou entre nous, même les plus intimes.

Le voyage
Un jour, subitement, elle m’annonce partir en voyage en Australie. Elle avait parlé à un client qui provenait de ce pays et sur un coup de cœur, elle avait décidé d’aller le rejoindre. Je connaissais la fin probable de ce genre d’histoire d’amour, mais je me suis abstenu de lui dire quoi que ce soit de négatif. Elle fut de retour un mois plus tard, déçue, démoralisée, décatie. Je me suis employé à lui tenir compagnie, à lui laisser le choix de m’en parler ou de discuter d’autres sujets.

Son moral s’est raffermi avec le temps qui passait, je m’en réjouis et je me suis senti soulagé. Accompagner une personne en peine d’amour n’est pas vraiment de tout repos lorsque l’idée de jouer à la bouée de sauvetage n’est pas une option envisageable. Le fil du rasoir est très mince et il est facile de se couper ou de couper l’autre profondément. J’aurais pu m’éloigner, mais j’ai rarement été apeuré par ce genre de difficulté.

Un ami entremetteur
La première fois où elle m’a invité à souper chez elle, son état d’esprit était revenu au beau fixe. Elle était bonne cuisinière, j’ai très bien mangé et bu suffisamment durant le repas pour ensuite couper l’alcool et laisser le temps passer avant de prendre le volant.

Elle avait un golden retriever répondant au nom de Buddy. Un très gentil toutou vraiment affectueux, du moins avec moi. Semblerait qu’il ne l’était pas toujours avec tout le monde. Nous étions toujours attablés lorsque le chien disparait en haut des escaliers. Sophie semble un peu intriguée par cette balade inhabituelle avant l’heure du dodo. Mais Buddy revient presque immédiatement dans la salle à manger… Il tient un objet dans sa gueule.

Soudainement, le visage de Sophie devient pivoine. Le chien dépose sa trouvaille à mes pieds, une belle brassière lilas toute en dentelle. Évidemment, dans ce genre de circonstance, il est nécessaire de gronder l’animal entremetteur indiscret. Sophie me regarde en excusant son animal de chien. Je ris de bon cœur. Encore un peu honteuse, elle finit par m’imiter.

L’invitation
Finalement, je n’aurai pas le temps de réduire suffisamment mon alcoolémie pour conduire. Sophie tient son excuse pour m’inviter à ne prendre aucun risque. Elle me fera une place dans son lit, proposition que j’accepte avec plaisir et honneur, sans toutefois être capable de me départir de cette gêne de « me faire la chanteuse ».

Nous avons partagé musique, discussions, repas et couette durant un certain temps en compagnie de son fidèle compagnon toujours bien intentionné à mon égard. Notre relation s’est finalement interrompue pour une raison que je garderai dans mes plumes noires de Corbot. Sachez simplement que la rupture s’est effectuée sans aucun heurt, sans animosité, bien au contraire.

Je garde pour Sophie une admiration sans bornes, comme à l’instant où je la vis pour la première fois chanter sur scène « I Will Survive ».

Le jongleur

J’habitais chez un collègue à une dizaine de kilomètres de notre lieu de travail. Un joli chalet loué durant la saison froide tandis que ses propriétaires se la coulaient douce en Floride, lieu de résidence d’un grand pourcentage des snow birds, nos chers compatriotes québécois à la retraite.

Systématiquement, le soir après le boulot, mon ami pratiquait l’art de la jonglerie. Il n’était pas du genre à lancer cinq quilles, sept haches ou onze torches. Non, il gardait son art minimaliste. Seulement trois balles toutes blanches, phosphorescentes, de la grosseur de pamplemousses, voilà quels étaient ses seuls outils de travail. Une partie de sa routine se déroulait à la lumière et la seconde à la noirceur la plus totale.

Durant ce second épisode, grâce à des gestes fluides sans le moindre défaut, ses balles dessinaient des figures géométriques variées parfaitement bien formées. Notre persistance rétinienne nous faisait voir des carrés, des pentagones, des cascades, des pyramides alors que seules existaient trois sphères blanches. Ses enchainements étaient spectaculaires, on aurait pu croire à des ovnis tellement le ballet était minutieusement chorégraphié et exécuté à la perfection.

C’est à ce moment que j’ai commencé à exercer cet art puisque je pouvais compter sur un prof privé juste à côté de moi. Toutefois, je n’ai jamais beaucoup pratiqué, j’avais trop d’autres intérêts, dont les activités de plein air et la flûte traversière.

Tous les deux célibataires, nous avions chacun nos charmes propres lorsque le vendredi soir venu, les clientes débarquaient à l’auberge pour séjourner durant le weekend. J’étais à l’accueil et lui s’occupait de garnir le foyer de bûches, les haut-parleurs de musique apaisante et de faire connaissance avec les nouvelles venues.

Nous avions rarement les mêmes attirances et si cela survenait, jamais nous ne jouions du coude. Comme chez les oiseaux, nous laissions toujours la gent féminine décider avant tout. Une fois, cependant, nous avions accroché sur la même fille. Elle avait un quelque chose de différent, de mystérieux et de profondément attirant. C’est donc elle qui fit son choix et ce fut mon ami qui eut l’honneur de la faire tomber dans ses bras.

Durant la semaine qui suivit, j’ai déménagé mes pénates puisque sa demoiselle passerait le prochain weekend chez lui. Je me suis donc déniché un autre chalet abandonné jusqu’au retour des feuilles. Quelques semaines ont passé durant lesquelles je n’ai pas vraiment échangé avec mon ami, trop occupés au travail et lui ensuite à passer ses soirées avec sa nouvelle copine.

Ce début de relation avait rendu mon ami joyeux, mais plus le temps passait, plus il semblait devenir distant, renfermé, renfrogné. Je sentais que ce nouveau couple battait déjà de l’aile, mais j’ignorais tout de la réalité des choses. À cette époque, nous étions habitués lui et moi à n’entretenir aucune relation stable avec nos conquêtes. En conséquence, son attitude m’intriguait un peu, mais elle ne m’inquiétait pas. Je ne croyais pas qu’il était tombé éperdument amoureux en si peu de temps.

Un soir alors que je lisais Le loup des steppes de Hermann Hesse assis au coin du feu, j’entends quelqu’un cogner à ma porte. C’est lui. Les yeux exorbités, le teint livide, la gorge nouée, il me demande péniblement s’il peut entrer. Évidemment !

Il m’explique alors ce qu’il vivait depuis quelques semaines. Nous ne nous étions pas fourvoyés sur la jolie fille. Elle était chaude comme la braise et mon ami au début en avait bien profité. Mais plus les jours passaient, plus elle commençait à adopter des attitudes pas tout à fait conformes aux attentes du jongleur. Le sexe, elle en voulait plus, bien plus, énormément plus. Ensuite, ce fut les menaces qui ont pris des proportions sans précédent, jusqu’à le menacer de mort. C’est à ce moment qu’il s’est enfui sans rien prendre, qu’il l’a laissée seule à son chalet et qu’il est venu habiter chez moi le temps qu’elle disparaisse.

Nous, les hommes, nous connaissons mal ce genre de situation. On entend beaucoup trop souvent des histoires d’horreur dont les victimes sont des femmes, rarement les gars. L’état psychologique de mon ami m’a permis de m’approprier en quelque sorte ce renversement de la situation.

Bien entendu, jongler avec plusieurs belles, le risque d’en échapper une croît avec le temps. Mais se retrouver avec une belle trop différente des autres, dont le comportement est totalement étranger, pour un jongleur professionnel, vaut mieux éviter de rajouter cette figure dans sa routine.

Quand tu te tu pour que tu me tues

La meilleure façon de se débarrasser d’un ami, c’est de transposer ses je en tu.

« Tu es, tu as, tu veux, tu cherches à, etc. »

La transposition est un mécanisme permettant d’éviter de se poser des questions parce qu’on a peur de ses propres réponses. Pas qu’elles soient inconnues, mais se répondre consciemment et sincèrement, c’est s’obliger à s’accepter tel que l’on est.

Qui est suffisamment honnête envers lui-même pour se regarder sans fléchir, sans se haïr, en acceptant sa véritable personnalité et s’aimer malgré tout ? Être honnête envers les autres exige préalablement d’être honnête envers soi-même.

Lorsqu’on transpose ses propres intentions sur les autres, l’honnêteté envers soi-même n’existe pas. On se cache qui l’on est et ce que l’on veut vraiment.

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Afin de résoudre le problème de son estime personnelle, le moyen employé par la plupart des gens est de transposer ses désirs et ses choix sur les autres. On les accuse de ses propres intentions. Mais quand on déforme les faits pour insérer un carré dans un cercle, c’est la preuve que la vérité est bafouée.

Cette semaine, j’ai perdu une amie qui m’accuse d’avoir désiré ce qu’elle désire, soit de vouloir couper court à notre amitié.

J’accepte sa décision, pas pour les raisons invoquées, même si elle a de bonnes raisons de m’en vouloir. Dans la vie, je n’accepte que la vérité. Elle ne m’a pas dit la vérité. Elle ne s’avoue pas la vérité. Peut-être, je ne la mérite pas. Mais je sais lorsqu’on me ment. Surtout, elle se ment à elle-même parce que son estime personnelle est basse. Et pourtant ! Mais je n’y peux plus rien. J’ai pourtant tout essayé pour qu’elle s’apprécie comme elle devrait. Peine perdue !

Moi aussi je suis fatigué d’elle, comme elle est fatiguée de moi. Elle a pris la bonne décision, mais elle n’a pas su l’assumer pleinement. Il a fallu qu’elle m’en rende responsable. C’est tellement pratique de blâmer l’autre afin de continuer de stagner plutôt que d’évoluer !

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Nous avons parcouru le bout de chemin que nous devions suivre ensemble. Merci pour ce que tu m’as apporté. Tant pis pour ce que je n’ai pas pu t’apporter. Cette partie-là, il t’appartenait de l’accepter et tu l’as rejetée à plusieurs reprises.

Sois heureuse de la personne que tu es, même si tu décides de ne pas évoluer. C’était, et ça reste encore mon ultime vœu à ton égard. Maintenant, moi aussi je vais me reposer et passer à autre chose.

Décompte : 2