Le videur

Durant un certain temps, j’ai travaillé dans un quartier industriel pas trop loin de chez moi. Une fois le boulot terminé, l’allais parfois prendre un verre de vin ou de bière dans un resto-bar tenu par des Italiens. N’étant ouvert que pour les deux premiers repas de la journée, la clé tournait dans la serrure aux environs de 19 heures. À ce moment, selon l’humeur du patron, soit il flanquait les réguliers à la porte, soit il nous servait une grappa décapante, gracieuseté de la maison.

Avec le temps, d’autres clients se sont greffés à la meute et si les portes fermaient toujours à 19 heures, il en allait tout autrement à l’intérieur où les fins de soirées, surtout les vendredis, s’étiraient jusqu’au petit matin.

C’est dans ce contexte que j’ai connu le videur. Oh ! Ne vous inquiétez pas pour moi, je n’ai jamais eu affaire à lui, heureusement. De toute façon, il n’exerçait plus ce métier depuis déjà quelques années. Maintenant il passait son trop-plein d’énergie à déplacer de très lourds panneaux de granit, de marbre ou d’ardoise.

Durant plusieurs années, il avait été videur dans un club tenu par d’autres Italiens très impliqués dans la mafia. Lui-même n’entretenait aucune autre relation d’affaires que celle consistant à débarrasser le club des clients qui n’étaient pas les bienvenus. Bandes rivales ou simples fauteurs de troubles, il ne reculait devant rien ni personne. La peur des couteaux ou des pétards ne semblait pas l’atteindre autrement qu’en lui faisant croître son niveau d’énergie et de dangerosité.

Si sa malheureuse victime était un peu en veine, elle sortait par la porte ouverte, sinon par la porte fermée, sinon par la fenêtre ou même par le mur. Mais chose certaine, elle sortait. Au bout du compte, son état physique dépendait généralement jusqu’à quelle niveau de rogne elle avait mis le videur.

Après que celui-ci m’ait expliqué les tenants et aboutissants de son ancien métier en les pimentant de faits vécus, je lui ai demandé comment il en était venu à exercer ce métier et ensuite pourquoi il y avait mis fin. Sa réponse m’a quelque peu surpris.

Lui-même d’origine italienne, il avait commencé ce travail simplement en se présentant au club en question. Bien que de la même communauté, il ne connaissait personne, mais il parlait leur langue. Il croyait posséder les compétences et le talent requis pour exercer le métier de videur et l’avenir lui a donné raison. Il m’avoua qu’il ne connaissait ni la peur ni la douleur, les deux qualités essentielles d’après lui pour bien faire ce boulot.

Un soir alors qu’il ne travaillait pas, d’anciennes victimes de son bon travail se sont réunies et l’ont attaqué sur la rue. Armés de bâtons et de tuyaux, ils l’ont roué de coups jusqu’à le laisser pour mort. Heureusement, sa forme physique lui a épargné les six planches, mais il dut séjourner à l’hôpital durant de longs mois.

Cet épisode sonna la fin de sa carrière de videur puisque ses deux plus grandes qualités s’étaient tout à coup envolées. Maintenant il comprenait ce qu’était la souffrance. Tant qu’il ne la connaissait pas, il ignorait la véritable portée de ses gestes lorsqu’il vidait le bar. Et la peur, elle aussi, il l’avait connue. Pas celle d’avoir encore mal ou de mourir, mais bien celle de comprendre qu’il pouvait faire subir énormément de souffrance, et qu’à tant de reprises, il l’avait bel et bien fait connaitre.

Sa crainte n’était pas tournée vers lui, vers les dangers qui l’attendaient, vers sa propre douleur, au contraire, elle concernait sa connaissance du danger que lui-même représentait pour les autres. L’humain est un animal fascinant. Lorsqu’on croit savoir quelque chose sur lui, il réussit presque toujours à nous surprendre.

Dans le cas du videur, c’est l’acquisition de la compassion par la compréhension des effets de ses propres actes qui sonna sa retraite de ce métier. Sa plus grande peur n’était pas d’avoir de nouveau mal, mais plutôt de faire à nouveau du mal. J’avais maintenant devant moi un videur… rempli de bonté, raison probable pour laquelle, je lui parlais en toute amitié en ce moment. Rencontrer et parler à des gens hors du commun exige parfois de se vider de nos préjugés.

Collapsologue

J’ai appris que j’étais collapsologue. Rassurez-vous, je ne souffre pas de collapsite ou pire, de collapsose.

Être collapsologue, c’est tout d’abord croire que le monde tel qu’on le connait va s’effondrer. Ah! Là, vous me reconnaissez. Ouais, pour un gars qui a écrit des dizaines de nouvelles sur la fin du monde, il ne pourrait en être autrement.

En théologie, il existe le terme « eschatologie » pour signifier l’étude de la fin des humains et du monde. Il serait synonyme à collapsologie s’il ne regardait pas tout à travers des lunettes où un quelconque dieu nous punit pour nos actes. L’humain n’a pas besoin d’une entité bien-mal-veillante pour être puni, il le fait très bien tout seul. Mais parce qu’il applique son châtiment à ses voisins, il ignore sciemment qu’eux-mêmes font claquer leur fouet sur son propre dos. Et c’est la ronde stupide des châtieurs châtiés.

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Le collapsologue croit à l’effondrement de notre mode de vie et s’il s’y prépare adéquatement, il devient un survivaliste. J’ai déjà abordé le sujet ici même. Il s’y prépare, tout d’abord, psychologiquement. S’il possède des tendances de pédagogue, il en parle autour de lui, et si en plus il s’avère être un blogueur, il parvient peut-être à sensibiliser un public éloigné et élargi.

Ensuite, il acquiert des kits de survie, des vêtements appropriés et du matériel facilitant son autonomie. Il se monte des plans d’urgence. Comme outil, il ignore toute forme de technologie au-delà de celle intégrée dans une bonne vieille hache. Bon, ici j’exagère un peu, des allumettes, c’est sacrément pratique, mais vous comprenez le principe. Et d’ailleurs, je possède aussi du matériel pour allumer un feu sans allumette. Faque (ça fait que)…

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Le collapsologue est le dernier à vouloir l’effondrement de la civilisation, mais il le sait inévitable et surtout, il ne (se) le cache pas. Pour ceux qui en sont tout aussi convaincus et qui agissent comme si l’implosion ne surviendrait jamais, on a déjà inventé les mots autruche, jovialiste et niais dépendant de leur degré de négation et de la pauvreté de leur argumentation.

Pour les autres, les optimistes, ceux qui sont convaincus du contraire, il existe plusieurs catégories. J’en connais qui croient en l’humain, qui pensent sincèrement qu’il va finir par prendre les choses en main afin d’éviter les pires crises. Ils sont convaincus que les gens finiront par se lever et s’élever au-dessus de leur état bestial actuel. Que l’amour, la compassion, le partage, la sincérité et la bonté finiront par rassembler les humains autour d’un projet sérieux et réaliste. À eux, je lève mon chapeau, car mes facultés ne me permettent pas de penser ainsi, et j’espère de tout cœur qu’ils aient raison, même si je suis convaincu du contraire.

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Une autre catégorie est celle du genre monsieur Jemefousdetout, les dépensiers compulsifs, les pollueurs invétérés, les gaspilleurs éhontés, ceux pour qui le recyclage n’est qu’une perte de temps, la parcimonie un signe de pauvreté, qui croient que tout leur est dû, qu’ils possèdent tout en étant en manque de tout, que les autres personnes valent juste d’être à leur service, qui vivent sans remords de leurs abus les plus intolérables.

Vous les connaissez, ce sont eux qui nous ont amenés au bord du précipice et qui vous demanderont de vous y précipiter avant eux afin d’amortir leur chute. Ce sont eux qui ne veulent rien changer. Ils se reconnaissent facilement puisqu’ils se montrent comme des paons. On les retrouve dans chaque famille, dans chaque rue, dans chaque cercle d’amis, dans chaque bureau et usine et surtout, on les retrouve au sommet puisque ce sont des gens de pouvoir, ce sont nos dirigeants.