Dictionnaires réactifs : langue bâtarde

Les dictionnaires établissent la liste prétendument exhaustive des mots, de leur orthographe, de leur conjugaison, de leur définition, de leur sens, de leur étymologie simplifiée et de leur prononciation. Ils regroupent aussi des exemples et des citations pour les mettre en contexte.

Puisque la langue française est vivante, la vie en perpétuelle évolution engendre des besoins de création de nouveaux mots pour décrire des actions, des objets, des idées, des entités nouvelles. Les gens créent des néologismes, souvent basés sur des mots existants qu’ils tripotent afin de les adapter à un nouveau contexte. Malheureusement, le plus souvent, ces mots découlent d’autres langues sans que des experts aient le temps de proposer une solution francophone. L’emprunt reste la méthode la plus facile pour incorporer un nouveau terme. S’ils ne pouvaient rester que des emprunts jusqu’à la création de mots francophones équivalents, la situation resterait acceptable. Malheureusement, l’emprunt persiste et devient permanent à défaut de réagir plus prestement.

Le langage parlé est alors réutilisé dans certains écrits, fixant l’orthographe et le sens exact en mettant ledit terme en contexte. Les dictionnaristes étudient ensuite les néologismes utilisés et décident de les incorporer ou non à leurs ouvrages de référence. Mais tout ceci est affreusement réactif. À défaut de l’enrichir, cette méthode pour faire évoluer notre langue la barbarise, au point qu’elle ressemble de plus en plus à la langue hégémonique.

Si les lexicologues pouvaient proposer des mots de rechange dès l’apparition d’un terme étranger, des solutions respectant le français, ses origines et sa façon dont nos mots sont construits, nous n’enverrions pas des «emails contenant des selfies». Ces mots sont des taches, des hontes maculant notre langue.

Inutile

Prenons l’exemple du terme «atterrir». Tant que nous ne pouvions que nous poser sur la terre, le terme «atterrir» englobait toutes les possibilités. Puis vint la Lune. On a inventé le terme «alunir». Alors, que fait-on sur Mars, Titan, Saturne, Vénus, Mercure, les astéroïdes et comètes sur lesquels on a déjà posé des sondes? On amarsise, titanise, saturnise, vénusise, mercurise, astéroïse, cométise ? Ridicule, n’est-ce pas? Il est préférable d’atterrir, peu importe le caillou sur lequel on se pose. Ça évite d’inventer un verbe creux pour chaque lieu visité.

Aujourd’hui, les marques de commerce les plus déterminantes dans leur domaine d’affaires deviennent rapidement de très puissants pôles de création de néologismes. Les verbes googler, twitter, facebooker ne sont que la pointe de l’iceberg.

Pour ma part, puisque je ne dictionnarise pas, je ne google pas plus. Je continue de chercher en utilisant un quelconque outil de recherche. J’écris sur Twitter et je publie sur Facebook ou sur WordPress. J’évite ainsi d’inventer ou d’utiliser un verbe pour chaque compagnie devenant populaire puisque le mot «écrire» décrit parfaitement bien mon action, peu importe sur quelle plateforme je publie.

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Beaucoup de snobisme entoure ces néologismes tirés de la technologie moderne. Ça fait jeune, actuel, dans le coup. Non, je n’utilise pas le mot «cool» et si vous voulez savoir pourquoi, lisez ceci.

Toutefois, cette irrépressible tendance à inventer des termes est causée par un besoin linguistique fort qui est le raccourcissement des expressions et des mots afin d’en accroitre l’efficacité. Prenons l’exemple patent du cinématographe devenu cinéma puis seulement ciné. Plus les mots deviennent populaires, plus ils rapetissent avec le temps. Cette tendance existe dans toutes les langues. Si ce sujet vous intéresse, vous pouvez lire cet article.

Donc, l’expression «écrire sur Twitter» subit de fortes pressions pour être raccourcie et le verbe «twitter» devient le candidat naturel. Mais est-ce bien de l’accepter?

Tout comme il existe une multitude de lieux d’atterrissage, il est possible d’écrire dans une panoplie de médias et sur tout un tas d’objets. On n’a jamais inventé un verbe parce que des gens écrivent dans le sable ou sur un rocher ou dans le ciel avec un avion. On continue d’écrire de la poésie ou des romans ou des nouvelles. Cependant, on a inventé les verbes «journaliser» pour le fait d’écrire dans un journal, mais ce terme s’applique plutôt à des systèmes automatisés. Une personne écrivant son journal personnel continue d’écrire son journal. D’autre part, même si journaliser est accepté par l’Office québécois de la langue française, des substituts existent. Le verbe «consigner» me plait bien, sinon, le verbe générique «enregistrer» reste valable.

Il devient ridicule de multiplier les verbes, la plupart du temps, notre langue peut parfaitement s’en passer. Utiliser une marque de commerce pour composer un verbe constitue, pour ma part, une insulte absolue à notre langue. Elle ne s’enrichit certainement pas en multipliant les verbes opportunistes et fugaces tirés de marques à la mode.

Par contre, les noms et les adjectifs doivent vite trouver leur équivalent français. Le langage technique se transpose de plus en plus rapidement dans la communauté. Attendre les suggestions des lexicologues devient une terrible erreur puisque eux attendent après nos mauvais usages.

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Je propose que tous les domaines en évolution prennent la destinée de leur terminologie en main dès l’apparition d’un nouveau mot. En travaillant de concert avec des linguistes francophones, ils pourraient mettre à jour un lexique en perpétuelle amélioration. Internet permet aujourd’hui de publier instantanément les nouveautés. Les dictionnaristes n’auraient plus à admettre des mots majoritairement de langue étrangère dont l’usage parmi la population aurait été causé par un vide linguistique prolongé.

Chaque discipline pourrait organiser des concours internes afin de recevoir des propositions et un petit comité interdisciplinaire déciderait de la meilleure suggestion. En se réunissant régulièrement, les vides lexicologiques dureraient moins de temps qu’il en faut à la population pour s’accaparer et utiliser les termes d’origine non francophones dans leur quotidien.

Le français peut rester une langue vivante, moderne, riche, belle et par-dessus tout, elle pourra garder son caractère originel dans la mesure où nous en prenons un soin jaloux.

Zipf et hapax legomenon

En quelle langue est écrit cet étrange titre? Zipf n’est pas une onomatopée, mais le nom d’une loi en l’honneur de celui qui l’a découvert, un certain George Kingsley Zipf.

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La loi de Zipf est étonnante, car elle concerne les statistiques de la linguistique. Il est facile de savoir que, peu importe la langue dans laquelle on écrit un long texte, roman, encyclopédie, la récurrence des différents mots variera énormément. Cependant, Zipf a cherché à en connaitre beaucoup plus et ce qu’il a découvert a de quoi étonner, pour ne pas dire abasourdir.

Commençons par un constat simple, mais non dénué d’importance, la récurrence des mots varie en fonction de leur longueur. Plus un mot est court, plus fréquemment il sera utilisé. On le voit bien avec les déterminants, les prépositions, les conjonctions, des mots généralement très courts. On le comprend également pour l’autre extrémité du spectre. Pour diverses raisons, les très longs mots ne seront pratiquement jamais employés, l’une des raisons étant notre ignorance même de leur existence, mais notre paresse fait également partie des causes favorisant leur absence. De plus, les longs mots sont souvent tirés de jargons spécialisés, impertinents dans des œuvres de nature générale.

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Lorsqu’un long mot devient très populaire, nous produisons des diminutifs, ce qui contribue à respecter le principe relationnel entre longueur courte – fréquence élevée. Cinéma pour cinématographe, pneu pour pneumatique, télé pour téléviseur, frigo pour réfrigérateur, doc pour docteur, etc., les mots raccourcissent avec la fréquence d’utilisation.

Zipf a également noté que les mots difficiles à prononcer auront tendance à disparaitre des discours. S’ils s’avèrent incontournables, certains se transformeront afin que leur prononciation s’en voit facilitée.

Mais sa plus étonnante découverte fut de constater que la récurrence des mots suit une loi mathématique étrangement simple.

Si le mot le plus fréquent est apparu n fois dans une œuvre, le deuxième plus fréquent apparaitra moitié moins souvent, le troisième, seulement le tiers du premier, etc. C’est une simple loi d’inverse 1/n.

En multipliant le rang (r) de chaque mot par son nombre de récurrences (n), on obtient une constante égale à n pour chaque mot répertorié dans l’œuvre. C’est la loi de Zipf. Fantastique, vous ne trouvez pas?

Bon, maintenant que j’ai donné l’explication du mot Zipf dans le titre, que signifient les deux autres mots?

Le terme «hapax legomenon» est tiré du grec et signifie «chose dite une seule fois». Dans la loi de Zipf, il signifie un mot apparaissant une seule fois dans une œuvre. Dans le graphique, ce sont les points situés tout au bas. 

Le dictionnaire français présente la version écourtée, le mot «hapax» pour désigner ces solitaires.

La langue des Gaulois d’Amérique

Je suis d’origine québécoise, mes ancêtres sont français et amérindiens. Quand j’étais jeune, tous les gens ordinaires parlaient joual. Ce mot provient de la déformation du mot « cheval ». À l’instar du créole, le joual est un mélange de langues. Dans ce cas précis, le joual louvoie entre le français, le vieux français et l’anglais. Rajoutez-y une grammaire bicéphale, une prononciation lâche sur un fort accent breton moyenâgeux et vous obtenez un résultat plutôt incompréhensible pour les gens d’autres origines.

Durant les décennies 1960 et 1970, la révolution tranquille, c’est le nom qu’on a donné à notre affirmation comme peuple distinct libéré des jougs de l’Église catholique et de la domination anglaise, nous a rapprochés de nos origines françaises. Nous avons peu à peu épuré notre langue des mots et des expressions anglaises de mauvais aloi. Ce travail se poursuit encore aujourd’hui, car la culture a de la mémoire. Qui plus est, nous sommes 8 millions d’individus rassemblés sur un territoire entouré d’un océan de 400 millions d’anglophones. L’on constate bien évidemment que l’anglais est fortement prisé, il permet mieux que d’autres langues, dont le français, d’inventer des néologismes. À une époque où la technologie avance à un train d’enfer, le français peine à suivre le rythme de création des mots-valises et des acronymes composés à partir de mots techniques.

Tâche difficile pour un peuple géographiquement isolé de protéger sa langue face à une autre langue dont ses hégémonies tant géographique que technologique la rendent si attractive. Nous avons créé des institutions et avons voté des lois pour soutenir notre langue. Nous encourageons les immigrants à parler français. Nous le mettons en valeur, nous l’embellissons, nous y apportons notre contribution et nous travaillons sans relâche à contrer la puissance d’assimilation de l’anglais. Ainsi, nous nous empressons à créer des néologismes lorsqu’un mot anglais, souvent technique, cherche à s’imposer. Nous forçons l’usage des bons mots français ou des bonnes expressions françaises lorsqu’ils existent. Nous produisons nos propres émissions de radios, de télé, nos propres films, notre propre théâtre. Nous écrivons et éditons des tas de livres, malgré leur faible rentabilité. Nous nous efforçons d’être à l’affût des pièges linguistiques qui finissent par dénaturer une langue. Bien sûr, l’anglais reste incontournable qu’on soit Chinois, Russe, Argentin, Finlandais ou Québécois. Paradoxalement, le pourcentage de Québécois parlant couramment l’anglais est en forte hausse depuis notre révolution tranquille, car nous ne combattons pas le bilinguisme, nous combattons l’absence du français. Nous combattons l’anglicisation des allophones au détriment de leur francisation. Nous exigeons de travailler en français, de nous servir en français dans les boutiques, les restaurants et nos institutions logeant sur notre territoire. Plus qu’ailleurs, l’image de l’irréductible village gaulois convient très bien au peuple québécois faisant face à l’envahisseur anglophone omniprésent. Nos caricaturistes montrent d’ailleurs régulièrement nos dirigeants portant les habits de l’un ou de l’autre des personnages de la fameuse bande dessinée. Dans le prochain article, j’aborderai l’évolution de la langue française et son avenir.