Vol, a-t-il ?

Il est apparemment impoli de parler de soi, mais puisque j’écris dans mon journal internet personnel, je crois avoir le droit de le faire sans gêne. Je garde toutefois très fort ce sentiment de discrétion qui m’éloigne des confidences spontanées inappropriées. Vous devrez donc vous contenter d’un compromis, car je vais me rabattre sur un sujet tout de même pas très éloigné de moi, mon espèce d’oiseaux favorite. Vous savez bien entendu de quel volatile il s’agit.

Savez-vous que les corbeaux reconnaissent les gens ? Ils observent les humains en tant qu’individus distincts. Dès la première fois qu’ils voient une figure, ils peuvent la reconnaitre même dans une foule et celle-ci reste incrustée dans leur mémoire durant des années.

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Les corbeaux sont parmi les oiseaux les plus opportunistes. Ils partagent donc ce caractère avec les humains. En fait, l’aversion instinctive que portent les gens envers ces volatiles s’explique en partie par un sentiment de compétition.

La mésaventure d’un seul corbeau peut influencer l’ensemble d’une communauté. Si un individu est tué dans un champ, cet événement fera changer le parcours migratoire de tout le groupe, et ce jusqu’à deux ans durant. Aucun doute, les corbeaux d’une même communauté se parlent. En tant que parents, ils transmettent culturellement leurs enseignements à leur descendance. Un événement traumatisant ou inédit engendrera des changements comportementaux pouvant perdurer plusieurs mois. Cette habileté n’avait été prouvée qu’avec les primates.

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Les corbeaux sont présents sur tous les continents sauf l’Antarctique. Ceux de la Nouvelle-Calédonie semblent les plus intelligents d’entre tous. Peut-être leurs contacts moins fréquents avec l’humain les rendent moins opportunistes, mais plus débrouillards. Ce sont eux qui possèdent les plus grandes capacités à utiliser des outils et même à en fabriquer de nouveaux en réfléchissant à des solutions innovantes afin d’acquérir leur pitance. Ils peuvent également travailler fort pour fabriquer un outil afin de mettre la patte sur un second outil qui leur permettra d’atteindre leur nourriture. Ce processus de pensée en plusieurs étapes et mettant en œuvre des difficultés distinctes démontre leur grande intelligence.

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Ils émettent des cris d’alerte distincts pour avertir leurs congénères de la présence d’un chat, d’un oiseau de proie ou d’un humain. Les biologistes ont répertorié jusqu’à 250 cris différents chez des individus. Mieux, ils maitrisent deux dialectes. Le premier sert aux échanges avec l’ensemble de leur communauté et le second n’est utilisé qu’en famille. On ne peut se tromper entre les deux tellement ils sont distincts.

L’apport de nourriture et l’éducation des petits peuvent durer jusqu’à cinq années, raison probable pour laquelle ils deviennent si intelligents. Leur régime alimentaire omnivore contribue également à accroitre leurs habiletés. Ils doivent apprendre de multiples reconnaissances des aliments comestibles, comment les chercher, les atteindre, les transporter, les décortiquer et les manger. Cette diversité alimentaire les rend plus inventifs.

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Il n’est pas rare de voir un corbeau se comporter de façon très affectueuse avec ses petits. Il lisse leurs plumes et les cajole durant de longs moments. À l’instar de la progéniture de l’humain, rester longtemps sous le couvert parental accroit certainement leur intelligence. Le fait qu’ils nous observent beaucoup pourrait également jouer sur leur niveau de débrouillardise et d’inventivité. Au Japon, on en observe régulièrement voler des cintres métalliques pour construire leurs nids. Ils parviennent à les arrondir en se faufilant au centre et en poussant avec leurs pattes.

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Cet oiseau ne mérite certainement pas sa réputation d’oiseau de malheur, même si l’un d’eux a écrit tout un recueil de nouvelles traitant de multiples fins du monde survenues ou à survenir dans un proche avenir. Ça en prend toujours un du genre !

Spécialisation et fragilité

La société humaine a franchi une étape charnière de son évolution le jour où elle a commencé à chasser en groupe. Ces sociétés de chasseurs-cueilleurs l’ignoraient, mais ils venaient d’inventer la fragilité individuelle.

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Cueillir sa nourriture reste un acte solitaire et semblable pour tous les cueilleurs. À ce niveau d’évolution, un acte sociétal est tout de même faisable, celui de mettre les denrées en commun pour les distribuer selon une équité ou selon un mérite quelconque.

On peut se comporter de la même façon à la chasse. Tuer une perdrix ou un lièvre s’effectue individuellement. Toutefois, tuer un bison ou un mammouth est une autre paire de manches. Sans spécialisations, certaines pour attirer la bête, l’isoler, pour la rabattre en enfin pour l’abattre, la chasse aux gros gibiers resterait inefficace. Chacun s’occupant d’une tâche distincte, elles sont mises en commun dans un processus global permettant au bout du compte d’attraper la proie et de gagner, ce faisant, le droit de recevoir une part du gibier.

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D’une chasse à l’autre, les individus amélioraient leur technique, savaient choisir et appliquer les meilleures méthodes lorsque les conditions changeaient. Ils acquéraient ainsi un rôle pratiquement indispensable, mais en contrepartie ils devenaient quelconques sinon médiocres dans les autres spécialités.

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Chaque humain étant différent, l’efficacité d’un groupe augmente avec celle de chaque spécialisation. Accomplir certaines tâches précises parmi un ensemble possible devient un atout non négligeable pour la communauté. Les besoins globaux ainsi que les talents naturels des nouveaux membres définissaient leur futur rôle.

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Maintenant, il est devenu impensable de vivre de manière autonome, nous devons tous nous fier aux autres. Même les ermites ayant décidé de vivre retirés et de ne se nourrir que de leurs chasses, pêches, cultures et cueillettes utilisent des tas d’outils fabriqués par notre société, des graines provenant d’elle et des vêtements issus des métiers à tisser. Ils échangent leurs surplus contre d’autres denrées ou équipements impossibles à obtenir ou fabriquer dans leur milieu.

La spécialisation n’a cessé de grandir avec le nombre d’humains peuplant la Terre. On peut dire que le niveau technologique croit en fonction du nombre d’individus. Acquérir autant de compétences variées aussi complexes et si rapidement avec le dixième de notre population n’aurait pas été possible. Le temps nécessaire à atteindre le même niveau d’achèvement aurait été multiplié par un facteur bien plus grand que dix. Imparfaitement imagé par le concept du tas de sable, pour qu’il croisse, une base de plus en plus vaste s’avère nécessaire. L’imperfection de cette image provient de l’angle de la pente, environ 30° pour le sable, variable pour les connaissances accumulées.

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Plus les spécialisations deviennent grandes, plus elles fragilisent les individus, car des disparitions soudaines de leurs besoins engendrent l’inutilité et l’improductivité immédiates des citoyens s’étant dédiés à les combler. L’impossibilité de se parfaire rapidement dans d’autres spécialités qui prennent parfois plusieurs années à acquérir engendre ce qu’on nomme le chômage systémique et ses dangers croissent au fur et à mesure de la surspécialisation des métiers.

La formation continue s’avère alors la seule planche de salut pour réduire les risques d’obsolescence. Elle ne constitue pas un luxe, mais devient une nécessité dans la plupart des domaines de spécialisation.

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Le temps est révolu depuis longtemps où nous passions nos années de jeunesse à apprendre un métier qui nous suivrait ensuite toute notre vie. Dès notre sortie de l’école, nous devons immédiatement penser à y retourner. Ce perfectionnement constant doit s’inscrire dans une planification régulière, au même titre que la famille, les amis et les loisirs. Ceux qui y adhèrent garderont toute leur pertinence au cours de leur vie active de travailleur au sein d’une société hyper technologique. Les autres, la chance déterminera leur sort en fonction d’aléas totalement hors de leur contrôle.

Utérus et société.

Y a-t-il un avantage évolutif à être vivipare plutôt qu’ovipare ? Si on se pose la question en regardant le passé, on serait porté à croire que l’utérus a supplanté l’œuf. Fait indéniable, les dinosaures ont disparu alors que les mammifères, eux, ont prospéré depuis qu’un mont Everest filant à 30 000 kilomètres à l’heure est tombé sur la Terre voilà 66 millions d’années.

Pragmatiquement, l’utérus a un sérieux avantage durant la première partie de la gestation. Un œuf se fait voler puis manger par une foule de prédateurs cherchant une prise facile. Suffit que maman et papa soient suffisamment éloignés du nid. Puisque papa préfère se taper une autre milf que de surveiller de futurs rejetons et que maman est bien obligée d’aller bouffer d’autres ovipares, les œufs restent souvent sans défense. Tandis qu’un utérus garde le ou les bébés avec sa mère lorsqu’elle part se nourrir. Alors les affamés n’ont qu’à bien se tenir puisque être chapardeur ne suffit plus. Ça prend maintenant des qualités de chasseur carnivore et être équipé conséquemment pour affronter une future maman bien déterminée à rendre son embryon à terme.

Mais une mère en fin de gestation, alourdie par le poids de ses bébés, devient plus vulnérable. Ensuite, pour aider à mettre bas, certains placentaires mettent au monde des bébés passablement immatures. C’est le cas de l’humain dont la position verticale a eu pour effet de rétrécir le bassin. Ses rejetons vivent donc longtemps aux crochets de leur mère, ce qui a tendance à créer un environnement fragilisé pendant aussi longtemps que ses bébés restent dépendants.

Pour solutionner le problème de fragilisation des mères et de ses rejetons, les placentaires n’ont pas eu d’autre choix que de créer des sociétés permettant aux petits et à leur mère d’être protégés par d’autres membres de leur communauté. Ainsi, de nécessité en nécessité, les sociétés ont évolué et se sont renforcées, permettant aux petits de grandir à l’abri des prédateurs.

Les œufs par contre ont une hygiène naturelle. Ces coquilles renferment le garde-manger des petits pour toute la durée de la couvaison et quand ils en sortent, la maman est en possession de tous ses moyens. Au contraire, la maman placentaire doit bien souvent recouvrer les forces après avoir passé un temps relativement long à supporter la dernière phase de sa grossesse et surtout l’accouchement.

Ainsi, la viviparité humaine a exigé la création de sociétés, ce qui a permis la spécialisation de ses individus et par le fait même, la croissance de ces groupes dont chaque membre est dépendant de l’ensemble. L’obligation de sédentarité occasionnelle ou permanente a par la suite engendré l’agriculture et l’élevage qui ont accru les besoins de recourir à des métiers spécialisés et par conséquent, notre dépendance mutuelle.

Aurions-nous pu évoluer jusqu’à notre état actuel si nous étions restés ovipares ? Il faudrait connaitre tout un tas de sociétés extraterrestres pour en tirer une conclusion en ce sens, ce qui nous échappe encore. Cependant, le succès d’une recette n’interdit pas d’en avoir plus d’une qui puisse fonctionner. Surtout que notre viviparité a exigé une modification génétique majeure de notre système immunitaire. Un corps étranger est censé être repéré, tué puis évacué par notre organisme. Les mères ont donc vu leur ADN modifié pour permettre la conservation intra-utérine de certains aliens que sont leurs bébés. C’est un changement majeur, car dans un certain sens, il nous affaiblit face à d’autres corps étrangers dangereux, ce que l’oviparité permet d’éviter totalement.

Il est toutefois certain que je ne serais pas en train d’écrire sur un ordinateur si chacun de nous étions restés des chasseurs-cueilleurs. Cela a nécessité des millions, voire des milliards d’individus surspécialisés pour en arriver à inventer et fabriquer ces outils de haute technologie. Des gens qui, bien au-delà de leur maturité sexuelle, sont restés improductifs pour la société jusque dans la vingtaine avancée (et bien plus dans certains cas).

Ainsi, l’utérus et la chute d’une météorite géante ont favorisé l’apparition d’un grand primate un peu plus malin que la moyenne. Un animal qui finira par acquérir la connaissance nécessaire pour faire disparaitre toute forme de vie plus évoluée que les bactéries.