Ne jamais arrêter

Voilà plusieurs années, je voyais régulièrement mon ami Claude. J’ai aussi été passer un week-end à son chalet. Bonne bouffe, bons vins, c’était un gars assez agréable malgré sa tendance à picoler fort une fois le travail terminé.

Dernièrement, il s’est enlevé la vie à ce même chalet et c’est un autre ami, David, qui a trouvé son cadavre.

Claude avait son propre commerce, une franchise d’UPS Store et il le menait bien. Il pratiquait la chasse à l’arbalète et possédait une chienne, Sara, une petite bâtarde intelligente et protectrice.

Il devait avoir la mi-cinquantaine. C’est, parait-il, un âge critique chez l’homme, car après les premières années de l’âge adulte, la tranche d’âge au-dessus de 50 ans affiche le plus grand taux de suicide chez les mâles.

Je ne fréquentais plus Claude depuis plusieurs années. Ma vie a changé, j’ai déménagé et je n’ai plus vraiment eu l’occasion de le revoir, ni vraiment l’intérêt. J’avais d’ailleurs raté un week-end alors qu’il m’avait invité au chalet. Ma mémoire m’avait joué un tour. Il m’en avait voulu.

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Je me demandais si son alcoolisme avait causé ses problèmes ou si des problèmes avaient causé son alcoolisme. Buvait-il pour oublier? N’était-ce qu’une mauvaise habitude transformée avec le temps en maladie qui lui avait causé son état dépressionnaire?

Son geste a été prémédité puisqu’il avait laissé sa chienne au commerce avant de quitter la ville pour la campagne tandis qu’il l’amenait toujours. David, l’autre ami, se rendait au chalet. Claude savait qui le trouverait et quand cela surviendrait.

Lorsqu’un événement du genre se produit, nous vivons une série d’émotions diverses. Même si nous ne nous fréquentions plus depuis longtemps, j’ai senti un peu de culpabilité se manifester, du regret, de la désolation, de l’incompréhension, de la douleur et même de la crainte.

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L’humain étant un être social et sensible, je suppose que ces états d’âme font partie de la brochette des émotions normales. Nous avons tous notre vie à vivre et nous choisissons les gens avec qui nous aimons prendre un verre au bar, une petite bouffe au resto ou passer un week-end dans les bois. La solitude de Claude envers les femmes, il était célibataire, et son univers répétitif, ces causes ont malheureusement, semble-t-il, eu raison de lui.

Ce genre de situation nous ramène toujours à nous-mêmes. Pourrions-nous également un jour poser un geste semblable? Et cette question présente un autre sujet intimement lié à celui-ci qui est l’aide à mourir.

Même si les conditions sont très peu similaires, il n’en demeure pas moins que dans les deux cas on parle de mettre prématurément fin à sa vie.

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La vie est précieuse car fragile, mais la vie est parfois embêtante. Je me souhaite simplement de ne jamais devoir affronter un jour ce dilemme cornélien. En continuant d’apprendre de nouvelles choses au quotidien, je repousse certains démons, car ils n’exercent aucune emprise sur ma satisfaction ressentie lorsque je comprends des mystères de la Nature ou lorsque je parviens à connecter certains fils de mes connaissances ensemble et qu’ils tissent une belle œuvre.

Je pense qu’une partie de notre fragilité, de notre vulnérabilité, vient du fait que pour certains d’entre nous, nous cessons d’évoluer. Nous croyons avoir appris à un certain moment tout le nécessaire pour vivre le reste de notre vie. Mais ce gel des connaissances nous amène à constamment refaire le même cercle, à repasser dans nos traces, à creuser une tranchée de plus en plus profonde qui finit par nous engloutir.

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Je ne prétends pas être devenu invulnérable à cet état d’esprit, mais je sais pertinemment que ma soif de connaissance a repoussé mes démons à plus d’une reprise. Ma solution ne plairait pas et ne conviendrait pas à tous, mais je la conseille tout de même. Lire, réfléchir et écrire, ces activités me permettent de ne jamais m’ennuyer et m’apportent une réelle satisfaction de vivre.

Et la meilleure façon d’y parvenir, comme pour la forme physique, c’est de ne jamais arrêter, ne jamais arrêter d’apprendre.

Spécialisation et fragilité

La société humaine a franchi une étape charnière de son évolution le jour où elle a commencé à chasser en groupe. Ces sociétés de chasseurs-cueilleurs l’ignoraient, mais ils venaient d’inventer la fragilité individuelle.

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Cueillir sa nourriture reste un acte solitaire et semblable pour tous les cueilleurs. À ce niveau d’évolution, un acte sociétal est tout de même faisable, celui de mettre les denrées en commun pour les distribuer selon une équité ou selon un mérite quelconque.

On peut se comporter de la même façon à la chasse. Tuer une perdrix ou un lièvre s’effectue individuellement. Toutefois, tuer un bison ou un mammouth est une autre paire de manches. Sans spécialisations, certaines pour attirer la bête, l’isoler, pour la rabattre en enfin pour l’abattre, la chasse aux gros gibiers resterait inefficace. Chacun s’occupant d’une tâche distincte, elles sont mises en commun dans un processus global permettant au bout du compte d’attraper la proie et de gagner, ce faisant, le droit de recevoir une part du gibier.

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D’une chasse à l’autre, les individus amélioraient leur technique, savaient choisir et appliquer les meilleures méthodes lorsque les conditions changeaient. Ils acquéraient ainsi un rôle pratiquement indispensable, mais en contrepartie ils devenaient quelconques sinon médiocres dans les autres spécialités.

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Chaque humain étant différent, l’efficacité d’un groupe augmente avec celle de chaque spécialisation. Accomplir certaines tâches précises parmi un ensemble possible devient un atout non négligeable pour la communauté. Les besoins globaux ainsi que les talents naturels des nouveaux membres définissaient leur futur rôle.

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Maintenant, il est devenu impensable de vivre de manière autonome, nous devons tous nous fier aux autres. Même les ermites ayant décidé de vivre retirés et de ne se nourrir que de leurs chasses, pêches, cultures et cueillettes utilisent des tas d’outils fabriqués par notre société, des graines provenant d’elle et des vêtements issus des métiers à tisser. Ils échangent leurs surplus contre d’autres denrées ou équipements impossibles à obtenir ou fabriquer dans leur milieu.

La spécialisation n’a cessé de grandir avec le nombre d’humains peuplant la Terre. On peut dire que le niveau technologique croit en fonction du nombre d’individus. Acquérir autant de compétences variées aussi complexes et si rapidement avec le dixième de notre population n’aurait pas été possible. Le temps nécessaire à atteindre le même niveau d’achèvement aurait été multiplié par un facteur bien plus grand que dix. Imparfaitement imagé par le concept du tas de sable, pour qu’il croisse, une base de plus en plus vaste s’avère nécessaire. L’imperfection de cette image provient de l’angle de la pente, environ 30° pour le sable, variable pour les connaissances accumulées.

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Plus les spécialisations deviennent grandes, plus elles fragilisent les individus, car des disparitions soudaines de leurs besoins engendrent l’inutilité et l’improductivité immédiates des citoyens s’étant dédiés à les combler. L’impossibilité de se parfaire rapidement dans d’autres spécialités qui prennent parfois plusieurs années à acquérir engendre ce qu’on nomme le chômage systémique et ses dangers croissent au fur et à mesure de la surspécialisation des métiers.

La formation continue s’avère alors la seule planche de salut pour réduire les risques d’obsolescence. Elle ne constitue pas un luxe, mais devient une nécessité dans la plupart des domaines de spécialisation.

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Le temps est révolu depuis longtemps où nous passions nos années de jeunesse à apprendre un métier qui nous suivrait ensuite toute notre vie. Dès notre sortie de l’école, nous devons immédiatement penser à y retourner. Ce perfectionnement constant doit s’inscrire dans une planification régulière, au même titre que la famille, les amis et les loisirs. Ceux qui y adhèrent garderont toute leur pertinence au cours de leur vie active de travailleur au sein d’une société hyper technologique. Les autres, la chance déterminera leur sort en fonction d’aléas totalement hors de leur contrôle.

Utérus et société.

Y a-t-il un avantage évolutif à être vivipare plutôt qu’ovipare ? Si on se pose la question en regardant le passé, on serait porté à croire que l’utérus a supplanté l’œuf. Fait indéniable, les dinosaures ont disparu alors que les mammifères, eux, ont prospéré depuis qu’un mont Everest filant à 30 000 kilomètres à l’heure est tombé sur la Terre voilà 66 millions d’années.

Pragmatiquement, l’utérus a un sérieux avantage durant la première partie de la gestation. Un œuf se fait voler puis manger par une foule de prédateurs cherchant une prise facile. Suffit que maman et papa soient suffisamment éloignés du nid. Puisque papa préfère se taper une autre milf que de surveiller de futurs rejetons et que maman est bien obligée d’aller bouffer d’autres ovipares, les œufs restent souvent sans défense. Tandis qu’un utérus garde le ou les bébés avec sa mère lorsqu’elle part se nourrir. Alors les affamés n’ont qu’à bien se tenir puisque être chapardeur ne suffit plus. Ça prend maintenant des qualités de chasseur carnivore et être équipé conséquemment pour affronter une future maman bien déterminée à rendre son embryon à terme.

Mais une mère en fin de gestation, alourdie par le poids de ses bébés, devient plus vulnérable. Ensuite, pour aider à mettre bas, certains placentaires mettent au monde des bébés passablement immatures. C’est le cas de l’humain dont la position verticale a eu pour effet de rétrécir le bassin. Ses rejetons vivent donc longtemps aux crochets de leur mère, ce qui a tendance à créer un environnement fragilisé pendant aussi longtemps que ses bébés restent dépendants.

Pour solutionner le problème de fragilisation des mères et de ses rejetons, les placentaires n’ont pas eu d’autre choix que de créer des sociétés permettant aux petits et à leur mère d’être protégés par d’autres membres de leur communauté. Ainsi, de nécessité en nécessité, les sociétés ont évolué et se sont renforcées, permettant aux petits de grandir à l’abri des prédateurs.

Les œufs par contre ont une hygiène naturelle. Ces coquilles renferment le garde-manger des petits pour toute la durée de la couvaison et quand ils en sortent, la maman est en possession de tous ses moyens. Au contraire, la maman placentaire doit bien souvent recouvrer les forces après avoir passé un temps relativement long à supporter la dernière phase de sa grossesse et surtout l’accouchement.

Ainsi, la viviparité humaine a exigé la création de sociétés, ce qui a permis la spécialisation de ses individus et par le fait même, la croissance de ces groupes dont chaque membre est dépendant de l’ensemble. L’obligation de sédentarité occasionnelle ou permanente a par la suite engendré l’agriculture et l’élevage qui ont accru les besoins de recourir à des métiers spécialisés et par conséquent, notre dépendance mutuelle.

Aurions-nous pu évoluer jusqu’à notre état actuel si nous étions restés ovipares ? Il faudrait connaitre tout un tas de sociétés extraterrestres pour en tirer une conclusion en ce sens, ce qui nous échappe encore. Cependant, le succès d’une recette n’interdit pas d’en avoir plus d’une qui puisse fonctionner. Surtout que notre viviparité a exigé une modification génétique majeure de notre système immunitaire. Un corps étranger est censé être repéré, tué puis évacué par notre organisme. Les mères ont donc vu leur ADN modifié pour permettre la conservation intra-utérine de certains aliens que sont leurs bébés. C’est un changement majeur, car dans un certain sens, il nous affaiblit face à d’autres corps étrangers dangereux, ce que l’oviparité permet d’éviter totalement.

Il est toutefois certain que je ne serais pas en train d’écrire sur un ordinateur si chacun de nous étions restés des chasseurs-cueilleurs. Cela a nécessité des millions, voire des milliards d’individus surspécialisés pour en arriver à inventer et fabriquer ces outils de haute technologie. Des gens qui, bien au-delà de leur maturité sexuelle, sont restés improductifs pour la société jusque dans la vingtaine avancée (et bien plus dans certains cas).

Ainsi, l’utérus et la chute d’une météorite géante ont favorisé l’apparition d’un grand primate un peu plus malin que la moyenne. Un animal qui finira par acquérir la connaissance nécessaire pour faire disparaitre toute forme de vie plus évoluée que les bactéries.